Département de Philosophie

Faculté de lettres, Université de Genève

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"I don't even object to saying that "white" is connected with white particulars as white.
For to say that a falling stone qua heavy, but not qua white caused John to die,
is to offer a background language truism which, whatever else it may lead to in the
hands of a skilled dialectician, gives no direct aid or comfort to Platonism."
(Sellars 1979, 358)

Régressions infinies

Que veut dire avoir ou exemplifier une propriété? Est-ce que cela signifie être en relation avec une propriété? Mais la chose ne doit-elle pas elle aussi exemplifier cette relation pour exemplifier la propriété correspondante? Le relation d'exemplification, ne doit-elle pas elle-même "obtenir" (cf. le glossaire)? Si l'exemplification est caractérisée comme relation, il semble y avoir régression (regressus ad infinitum): dans le cas précis, c'est le fameux 'regressus de Bradley':

Fa a exemplifie F
<a, F> exemplifie Exemplification1
<<a, F>, Exemplification1> exemplifie Exemplification2
<<<a, F>, Exemplification1>, Exemplification2> exemplifie Exemplification3
...

Il faut toutefois noter que les régressions ne sont pas forcément vicieuses - vicieuses dans le sens qu'elles constituent un argument contre les prémisses dont elles découlent. La régression de vérité est un exemple de régression "bénigne":

p il est vrai que p
il est vrai que (il est vrai que p)
il est vrai que (il est vrai que (il est vrai que p))
il est vrai que (il est vrai que (il est vrai que (il est vrai que p)))
...

Cette régression découle de deux prémisses qui sont toutes les deux considérées comme non-problématiques:

  1. Le schéma (T) pour tous les porteurs de vérité:57
    (T) il est vrai que pp
  2. La thèse selon laquelle si p est un porteur de vérité, alors "il est vrai que p" en est un aussi.

Parfois, les régressions sont mêmes essentielles, comme l'est la régression des nombres naturels (si x est un nombre naturel, alors le successeur de x [x+1] l'est aussi).

Un exemple de régression très discutée dans la métaphysique des propriétés est le "Troisième Homme" de Platon (Parménide 132a-b).58 Elle découle de trois prémisses:

  1. Si certaines choses sont F, alors elles participent d'une forme (idée) F (Vlastos 1954, 320,325).
  2. Cette forme F est différente de toutes les choses qui participent à elle (Vlastos 1954, 325).
  3. Si certaines choses participent d'une forme F, alors ces dernières et la forme sont toutes F (Vlastos 1954, 324).

Supposons qu'il y ait des Fs. Alors par (i) ils participent d' une forme F qui, par (iii), est elle-même F. Alors les F et F doivent, par (ii), participer d'une forme différente, F', qui, par (iii), est également F et donc participe, avec les F et F, d'une forme encore différente, F", etc. Il s'ensuit qu'il y a une infinité de formes desquelles les F participent.

Est-ce mauvais? S'agit-il ici d'une régression vicieuse ou bénigne? D'après certains, une régression est le symptôme d'une contradiction sous-jacente. Waismann59 (1956) montre comment la preuve que √2 est transcendant (n'est pas un nombre rationnel, Q) peut être formulée sous forme de régression à l'infini.

Supposons que √2 est rationnel. Alors √2 est identique à la proportion de deux nombres entiers n et m. Alors nous avons √22 = 2 = m2/n2, ce qui nous donne 2n2=m2. Donc m2 est pair. Il s'ensuit que m est pair, donc il y a un nombre entier m1 tel que m = 2m1. Nous avons donc 2n2=(2m1)2=4(m1)2, donc n2=2(m1)2 et n2 est également pair. Alors n l'est aussi et il y a un nombre entier n1 tel que n=2n1. Donc nous avons (2n1)2 = 2(m1)2, ce qui fait 4(n1)2 = 2(m1)2 et 2(n1)2 = (m1)2, ce qui montre que m1 est pair. Il doit donc y avoir un nombre m2 tel que m1=2m2 etc.

Nous pouvons présenter cette régression comme réduction à l'absurde de la supposition que √2 est rationnel:

"If, then, two integers n and n exist which stand in the relation [√2 = m/n], they must have halves which stand in the same relation ...and these must have halves which stand in the same relation, and so on ad infinitum; which is plainly impossible, m and n being finite. Therefore the tentative assumption [√2 = m/n] cannot hold, and √2 cannot be rational. Q.E.D." (Waismann 1956, 27)

Comme Nolan (2001: 526-527) et Vlastos (1954) le montrent, cette preuve et le 'Troisième Homme' de Platon peuvent être formulés comme des ensembles de prémisses inconsistants. Dans le cas du 'Troisième Homme', nous concluons de (i) que F est la forme de laquelle les F participent et qui, par (ii), est unique. Mais il s'ensuit de (iii) qu'elle ne peut pas être unique, donc nous avons une contradiction:

"I am tempted to say that infinite regresses of this sort and the statement of formal contradiction are different ways of bringing out an unacceptable feature. Of course, there is still a point to explicitly pointing out the formal contradiction, since some infinite regresses are comparatively harmless, whereas there are no harmless genuine contradictions." (Nolan 2001, 528)

A part ces exemples drastiques, il existe des types de régression qui ne relèvent pas de la présence d'une contradiction, mais sont également vicieux. Nous pouvons distinguer différentes variantes de régression vicieuse:

  1. Une régression ontologique est posée quand nous devons postuler l'existence d'une entité sur chaque niveau et qu'elle n'est pas identique avec une autre entité postulée sur un autre niveau.
  2. Une régression explicative est posée quand l'explication donnée sur chaque niveau touche à une explication donnée à un niveau "plus haut".
  3. Une régression épistémique est posée quand la vérité postulée sur chaque niveau ne peut pas être connue par une personne qui ne connaît pas au moins une vérité d'un niveau "plus élevé".

Nous avons un exemple clair de régression ontologique inacceptable si une régression nous oblige à postuler une infinité de choses d'un type dont nous savons qu'il n'y a qu'un nombre fini d'exemplaires (Nolan (2001, 532) mentionne les croyances et les intentions occurrentes, ainsi que les poules et les oeufs). Mais même dans d'autres cas, la postulation d'une infinité de choses d'un certain type peut nous mettre mal à l'aise. Nous avons alors à faire à une application du principe de parcimonie appelé 'rasoir d'Occam', "Les entités ne doivent pas être multipliées au-delà de ce qui est nécessaire" (entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem).

Les deux autres types de régression sont plus difficiles à caractériser. Une régression explicative est mauvaise parce qu'elle nous empêche d'arriver au bout de l'explication initiale - si elle présuppose des choses qui sont également à expliquer, même l'explication initiale n'aboutit pas à son but. Cependant, toute explication doit rester 'incomplète' d'une certaine manière: personne ne peut tout expliquer, surtout pas en même temps. De la même manière, une régression épistémique nous empêche de savoir la vérité qui est à son origine.

Revenons à la régression de Bradley. Bien avant la question de Bradley - "What is the difference between a relation which relates in fact and one which does not so relate?" (Bradley 1911, 74) - Russell est déjà de l'avis que l'exemplification est une "pseudo relation" (Russell 1903, §94). la régression de Bradley est généralement invoquée comme raison de ne pas construire l'exemplification (la relation qui lie une chose et une propriété si et seulement si la chose a la propriété) comme une relation. C'est pour cette raison qu'Armstrong (1978a, 20, 41, 54, 70) nie que l'exemplification est un universel et que Strawson (1959, 169) parle d'un "non-relational tie". A la suite de l'analyse fonctionnaliste de la prédication par Frege, la thèse selon laquelle la prédication n'est pas analysable s'est imposée. Lewis (1983b, 22) a par exemple interprété l'argument 'vérifactionnel' d'Armstrong pour l'existence des états de choses comme une invitation "to do away with all unanalysed predication" et tient cette invitation comme non réalisable. Examinons donc la régressiond'un peu plus près.60

Le 'regressus de Bradley' comme argument contre les tropes: Considérons d'abord un analogue de la régression de Bradley dans la théorie des tropes:

Fa possède un trope b du type F
<a,b> possèdent un trope c1 du type Possession
<<a,b>, c1> possèdent un trope c2 du type Possession
<<<a,b>, c1>, c2> possèdent un trope c3 du type Possession
...

Si les tropes sont individualisés par leurs porteurs, nous avons c1 ≠ c2 et donc une infinité de tropes du type Possession. Pour éviter la régression ontologique (qui semble être vicieuse), l'ami des tropes doit nier qu'il y a des tropes du type Possession: il dira typiquement que la relation entre un particulier et un de ses tropes est 'interne' ou 'nécessaire' et que les relations internes ou nécessaires ne sont pas des 'additions ontologiques' et ne correspondent donc pas à des tropes. Il dira la même chose d'une régression de tropes du type Ressemblance:

FaFb possède c1b possède c2c1 et c2 sont du type F
FaFc possède c1b possède c3c1 et c3 sont du type F
<c1,c2> possèdent un trope d1 du type Ressemblance
<c1, c3> possèdent un trope d2 du type Ressemblance
<d1, d2> possèdent un trope e1 du type Ressemblance
...

La réponse des amis des tropes sera la même: la ressemblance est une relation interne qui survient sur des bases monadiques dans ses termes et n'aura donc pas besoin d'être 'tropisée' elle-même.

Le regressus de Bradley comme argument contre les universaux: Voici l'argument d'Armstrong pour nier l'existence d'une relation d'exemplification:

"It appears, then, that the Relation regress holds against all Relational analyses of what it is for an object to have a property or relation. If a's being F is analyzed as a's having R to a θ, then Raθ is one of the situations of the sort that the theory undertakes to analyze. So it must be a matter of the ordered pair <a , θ> having R' to a new θ-like entity: θR. If R and R' are different, the same problem arises with R' and so ad infinitum. If R and R' are identical, then the projected analysis of Raθ has appealed to R itself, which is circular." (Armstrong 1978a, 70-71)

Cet argument présuppose que l'exemplification, si elle est une relation, est une relation externe.61 Elle ne saurait, le cas échéant, être une relation interne car elle est (dans beaucoup de cas) contingente:

"If you believe in universals and particulars, and you believe that neither are simply bundles of the other, then you need to make sense of instantiation...[...] It needs to be a 'non-relational tie' [...] That is, it can be neither an internal nor an external relation, as Armstrong construes them [...]. Internal relations are always necessary - the relata can't exist without them ...[...] External relations are or involve additional entities..." (Baxter 2001, 449)

Mais il semble que l'exemplification peut toujours être une relation interne dans le sens de Lewis. Comme la régression de la vérité, la régression d'exemplification ne serait donc pas vicieuse.62



La relation d'exemplification

Selon Aristote, la vérité représente la combinaison d'un sujet et d'un prédicat dans le monde (Mét., 1027b22, 1051b32). Brentano et Bolzano ont tous deux analysé le schéma "Fa" qui est considéré comme élémentaire dans la logique frégéenne. Bolzano considère la copule comme une partie signifiante d'une 'proposition en-soi' atomique:

"Ce qui est encore plus convaincant, c'est que les propositions de la forme: A est B, n'ont jamais un autre sens que celui de l'expression "A a b", en tant que b représente l'abstractum qui correspond au concretum B." (Bolzano 1837, II §127, ma traduction)

"Socrate est sage", par exemple, où "sage" représente un 'concretum', aura selon Bolzano donc le même sens que "Socrate a sagesse" ou "sagesse" représente l''abstractum' qui correspond à "sage" et "a" dans "A a b" représente la copule.

Selon Brentano (1874, VII, 6 et 7), toute proposition atomique est de forme existentielle:

Socrate court Socrate est un coureur
Le coureur Socrate existe


L'espace des propriétés

Mais la question de savoir si l'exemplification ne pourrait pas malgré tout être analysée comme une relation formelle demeure. On peut essayer de saisir, par exemple, l'avoir d'une propriété comme localisation dans un espace de propriétés. Dans un certain sens (peut-être métaphorique), les propriétés (intrinsèques) d'une chose se laissent ensuite saisir en des parties (non spatio-temporelles).63 Il y a deux avantages à saisir l'exemplification comme relation: (i) premièrement, les modifications adverbiales se laissent exclure de la loi de Leibniz de l'indiscernabilité des identiques; (ii) deuxièmement, nous pouvons caractériser les définitions adverbiales autrement que par une ontologie d'événements.


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© 2007 Philipp Keller, Département de Philosophie, Université de Genève
Veuillez citer l'auteur si vous utilisez ce cours.
("Philipp Keller 2007, "Introduction à la métaphysique", cours virtuel á l'Université de Genève, chapitre 10")
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