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Un grand nombre de notions, formalisées comme des opérateurs de propositions dans la logique classique, ont - au moins dans une perspective de 'grammaire de surface' (surface grammar) - le rôle grammatical d'adverbes ou de locutions adverbiales. Ces modificateurs de propositions englobent les locutions adverbiales de temps ("récemment", "il y a"), de fréquence ("souvent", "rarement"), d'espace ("très loin", "en Chine"), les locutions adverbiales modales ("nécessairement", "possiblement", "probablement", "essentiellement"), évaluatives ("heureusement"), illocutoires ("sincèrement") et épistémiques ("apparemment"). Une première théorie analyse ces locutions adverbiales comme des modificateurs de prédicats (Montague 1970; Parsons 1970); Thomason et Stalnaker 1973; Kamp 1975). Dans
(A) Maria poignarda Sam violemment.
"violemment" est tenu pour une fonction qui prend comme argument l'ensemble des paires qui sont les valeurs sémantiques de "x poignarda y" et donne comme valeur un sous-ensemble de cet ensemble, à savoir les paires <x , y > telles que non seulement x poignarda y, mais aussi telles que x l'a fait de manière violente:
(A1) ((violemment)poignarda)(Maria,Sam)
Cette théorie a l'avantage d'expliquer à la fois les locutions adverbiales prédicatifs, ceux qui s'appliquent à des phrases, et les adjectifs. Cependant elle présente des désavantages:
Une deuxième théorie interprète les verbes au moyen d'évènements et analyse les locutions adverbiales comme des prédications d' évènements (Ramsey 1927; Reichenbach 1947; Davidson 1967; Parsons 1990).64 Une proposition telle que
(B) César est mort.
est analysée comme "quelque chose comme suit" (Parsons 1990, 6):
(B2) ∃e (e est une mort ∧ e est de César ∧ e culmine avant maintenant)
Les itérations ne sont donc plus un problème:
(C) Maria poignarda Sam violemment avec un couteau
est analysé comme
(C2) &existe(e est un poignardage ∧ e est de Maria ∧ e est à Sam ∧ e est violent ∧ e est avec un couteau)
(C2) implique autant "Maria poignarda Sam violemment" que "Maria poignarda Sam avec un couteau" mais ne devient pas, comme souhaité, une conséquence logique de cette conjonction (Parsons 1990, 16).65 Mais cette théorie possède aussi des désavantages:
(D1) John painstakingly wrote illegibly.
est différent de
(D2) John wrote painstakingly and illegibly.
aussi bien que de
(D3) John wrote painstakingly and John wrote illegibly
nous ne pouvons pas formaliser cela.
Avant d'esquisser une troisième théorie, nous devons introduire un peu de vocabulaire technique.
Les adhérents à une théorie des tropes ont utilisé le terme "trope" pour désigner des entités de deux catégories au moins à première vue distinctes. Selon un usage, les tropes (ou "moments" (Mulligan et al.1984)) appartiennent à une catégorie ontologique qui contient aussi les évènements, des états de choses, des états, des processus et d'autres entités spatialement et temporellement étendues et dépendantes de particuliers. Même si parfois les tropes, dans ce sens, sont pris pour instantanés, ils se trouvent quand même dans le temps.
Dans un autre usage, le terme"trope" a été utilisé pour ce que j'appellerai des "cas" de propriétés, c'est-à-dire leurs exemplifications ou particularisations. Il ne s'agit ici pas d'entités existant dans l'espace-temps, mais d'une catégorie purement logique. Les cas n'ont pas lieu à un instant et un endroit, mais sont définis par rapport à un instant et un endroit dans le temps à travers le particulier à l'aide duquel ils sont définis. Je pense que c'est dans ce deuxième sens de "cas" que les tropes peuvent nous aider à développer une troisième théorie des locutions adverbiales.
Une troisième théorie analyse les locutions adverbiales comme des prédications des cas de la relation d'exemplification. Quand nous disons que l'exemplification de la frappe par le poignard était lente, nous ne disons pas qu'elle a été exemplifiée lentement. Quand nous prédiquons "lentement" d'un cas de la relation d'exemplification, nous ne disons pas qu'elle a été lente, mais plutôt que ce qui est exemplifié est lent. Nous analysons "Maria poignarde Sam violemment" (A3) comme:
(A3) ex1(<Maria, Sam >, χ poignarde ξ) ∧ ex2(ex1, χ est violent)
"ex1" a deux occurrences dans (A3): dans la première "ex1" sert à prédiquer la relation où Maria poignarde Sam, dans la deuxième, "ex1" se refère à ce premier cas d'exemplification et la phrase en dit qu'elle est exemplifiée de manière violente. Nous pouvons appeler ex1 "la frappe par le poignard de Sam par Maria" - il reste cependant une différence avec la théorie de l'événement, car la prédication de l'évènement "χ est violent" engendre un nouvel événement qui reste à disposition pour d'autres prédications.
C'est à cause de cette ressemblance avec la théorie des évènements que notre troisième théorie permet d'imiter son interprétation des conjonctions de modificateurs. "Il a beurré sa tartine lentement et méticuleusement" devient
(A4) ex1(< lui, la tartine >, χ beurre ξ) ∧ex2(ex1, χ est lent) ∧ex3(ex1, χ est méticuleux)
et reçoit la même analyse que "Il a beurré sa tartine méticuleusement et lentement", "Méticuleusement, il a beurré sa tartine lentement" et "Lentement et méticuleusement, il a beurré sa tartine". Mais nous pouvons faire une différence entre tous ces phrases et "Il a beurré sa tartine méticuleusement lentement", que nous analysons comme suit:
(A5) ex1(< lui, la tartine >, χ beure ξ) ∧ex2(ex1, χ est lent) ∧ex3(ex2, χ est méticuleux)
Les rôles thématiques deviennent donc des propriétés relationnelles des cas de la relation d'exemplification. "Maria poignarde Sam violemment avec un couteau" devient:
(A6) ex1(< Maria, Sam >, χ poignarde ξ) ∧ex2(ex1, χ est violent) ∧ex3(<ex1,couteau>, χ est avec ξ)
C'est parce que les rôles thématiques mettent les participant en relation avec des cas de la relation d'exemplification que nous pouvons distinguer entre "Il court de a à b", analysé comme
(A7) ex1(lui, χ court) ∧ex2(<ex1, a>, χ est de ξ) ∧ex3(<ex1, b>, ξ est à χ)
de "Il court de a et à b", analysé comme
(A8) ex1(lui, χ court) ∧ex2(<ex1, a>, χ est de ξ) ∧ex3(lui, χ court) ∧ex_4(ex3, b>, χ est à ξ)
Pour la même raison, nous pouvons expliquer la quantification sur les évènements comme dans "J'ai vu trois poignardes pendant l'émeute" (Parsons 1990, 151).
La théorie des évènements traite des modifications adjectives qu'on appelle "attributives" comme contenant une référence implicite à une classe de contraste. Parsons (1970, 139) dit que "Le φ-ment de x est F" est elliptique pour "Le φ-ment de x est un ψ-ment qui est F", où "φ" peut, mais ne doit pas, être le même que "ψ". Parsons (1990, 43-45) maintient même que "Maria est intelligente" est la version courte pour "Maria est intelligente pour une F". Il semble, cependant (et même dans cet exemple!), que la classe de contraste n'est pas toujours une classe d'évènements. Romane Clark (1989) donne l'exemple suivant:
(A9) James Bond, freshly captured, cleverly stammered stupidly to his interrogators.
Il semble que "cleverly" ici dit que Bond faisait ce qu'une personne intelligente faisait et que "stupidly" ne qualifie que son bégayement mais pas l'action qu'il a réalisée en bégayant: cette action était intelligente car elle a fait croire à ses ravisseurs qu'il était sonné, évanoui et faible, alors qu'il ne lâ€?était pas.
Dans notre analyse, les adverbes attributifs sont interprétés comme modifiant des cas d'exemplifications: "Elle l'a poignardé furtivement vite" et "Elle l'a poignardé de plus en plus violemment" sont analysées respectivement comme
(A10) ex1(< Maria, Sam >, χ poignarde ξ) ∧ex2(ex1, χ est rapide) ∧ex3(ex2, χ est furtive)
(A11) ex1(< Maria, Sam >, χ poignarde ξ) ∧ex2(ex1, χ est violent) ∧ex3(ex2, χ augmente)
Bien sûr, il semble étrange de dire d'un cas d'exemplification qu'il est étonnant ou qu'il a augmenté. Je pense qu'une partie de cette étrangeté peut être dissolue en nous rappelant que les cas ne sont pas des évènements: dire qu'une propriété est exemplifiée de manière étonnante n'est rien d'autre que de dire qu'il était étonnant qu'elle ait été exemplifiée.
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© 2007 Philipp Keller, Département de Philosophie, Université de Genève
Veuillez citer l'auteur si vous utilisez ce cours. ("Philipp Keller 2007, "Introduction à la métaphysique", cours virtuel á l'Université de Genève, chapitre 11") Questions et commentaires |
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