Département de Philosophie

Faculté de lettres, Université de Genève

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"When an object is exactly like another,
it is not exactly like it, it is a bit more exact."
(Baudrillard 2000, 39)

Les critères d'identité

La nature et le statut des critères d'identité en métaphysique sont controversés. Il existe au moins deux traditions indépendantes. Sous le slogan "pas d'entité sans identité" ("no entity without identity") Quine (1948, 1951) justifiait son rejet d'entités 'intensionnelles' (propositions, contenus, propriétés, tropes) en invoquant l'absence de critères d'identité pour ces dernières qui soient exprimés en termes de leurs 'extensions': deux propriétés, par exemple, peuvent être distinctes même si toutes les choses qui possèdent l'une les possèdent toutes deux (être une créature avec un coeur et être une créature avec des reins, par exemple) et cela même si ces choses ont nécessairement l'une des deux propriétés en question s'ils ont l'autre (être une figure plane à trois angles est de cette manière nécessairement co-extensionnel avec être une figure plane à trois côtés). Une autre tradition, associée notamment à Wiggins (1968, 1980), 2001) maintient que "est le même que" est une forme elliptique de "est le même F que", où "F" est un prédicat 'sortal' (comme 'pingouin' ou 'être humain'), c'est-à-dire un prédicat qui définit les critères d'identité et de persistance pour les choses auxquelles il s'applique.11

Concernant leur nature, nous pouvons distinguer les critères d'identité à un niveau de ceux à deux niveaux, suivant (Williamson 1990):

  1. Un critère à un niveau a la forme de "∀x,y (x = yxRy)"
  2. Un critère à deux niveaux a la forme de "∀x,y (f(x) = f(y) ↔ xRy)"

Un critère à un niveau est aussi un critère à deux niveaux, où f est la fonction d'identité. Le critère d'identité à un niveau le plus connu est l'axiome d'extensionnalité pour les ensembles:

ext  Si x et y sont des ensembles:  x = y  ⇔&emsp ∀ z(zxzy)

Deux ensembles sont identiques s'ils contiennent les mêmes membres. Un exemple de critère d'identité à deux niveaux est le célèbre `Principe de Hume', qui a été utilisé par Frege (1884) pour définir les nombres naturels et a acquis le statut de 'principe d'abstraction' primordial dans la tradition du Néo-Frégéanisme (cf. e.g.  Hale et Wright 2001):

(HP)  Si F et G sont des concepts: le nombre des Fs = le nombre de Gs ⇔ il existe une fonction bijective entre les Fs et les Gs

Une fonction entre un ensemble X et un ensemble Y (f : XY) est bijective ssi (i) elle est injective: à des éléments distincts de X correspondent des éléments distincts de Y et (ii) elle est surjective: tout élément de Y provient, par f, d'au moins un élément de X. Une fonction bijective établit une correspondance 'de un à un' entre deux ensembles.12

Frege voyait (HP) comme introduisant et justifiant la cohérence de la notion de 'nombre naturel'. Il défendait cette thèse en invoquant l'analogie avec l'introduction de la notion de 'direction' pour les droites:

Dir  Si x et y sont des droites: la direction de x = la direction de yx et y sont parallèles.


La loi de Leibniz et l'identité des indiscernables

Par "la loi de Leibniz" nous désignons le principe suivant d'indiscernabilité des identiques:13

(LL)  ∀x, yF ((Fx ∧ ¬Fy) → xy)

Si deux choses sont discernables, elle ne sont pas identiques; ou, par conversion, deux choses identiques sont indiscernables.14 Ce principe semble incontestablement vrai, au moins pour certains prédicats "Fx". Avec la prémisse supplémentaire que les prédications en question tombent sous la portée du quantificateur dans (LL), la loi de Leibniz a été utilisée pour argumenter

  1. pour la nécessité de l'identité et la différence (cf. ci-dessous);
  2. pour une distinction entre a-à-t1 et a-à-t2 (pour t1t2) (cf. sct. 12.2);
  3. pour une distinction entre la statue et le bloc de marbre qui la constitue (cf. sct. 12.1).

Est-ce que nous pouvons utiliser (LL) (ou ∀x,yF ((Fxx = y) → Fy)) pour définir le prédicat d'identité?15 Cela dépend de l'expressibilité de notre langue. Pour une langue très simple, ne contenant que quatre prédicats ("A", à une place, "B" et "C", à deux places, et "D", à trois places), nous pourrions définir un prédicat à deux places comme suit (cf.  Quine 1970, 63):

IDx = y  ⇔  ( AxAy) ∧ ∀z(BzxBzy) ∧ ∀z(BxzByz) ∧∀z(CzxCzy) ∧∀z(CxzCyz) ∧∀z,w(DzwxDzwy) ∧∀z,w (Dzxw) ∧∀z,w(DxzwDyzw)

Il semble clair, cependant, qu'une telle "définition" ne serait pas adéquate: rien ne nous empêche d'ajouter d'autres prédicats à notre langage très simple et de distinguer des choses qui étaient auparavent prises pour 'identiques'.

(LL) bute sur le traitement des phrases ouvertes obtenues à partir d'un contexte opaque (dans lequel la variable a une occurrence qui n'est pas référentiellement transparente). Même si la phrase suivante est vraie

PG  Philipp croit que Tegucigalpa est au Nicaragua.

il est bien possible que la phrase suivante soit fausse

PG'  Philipp croit que la capitale du Honduras est au Nicaragua.

La phrase ouverte "x est tel que Philipp croit de x qu'il est au Nicaragua" semble donc distinguer Tegucigalpa de la capitale du Honduras, même si Tegucigalpa est la capitale du Honduras. Quine (1943) en a conclut que "Philipp croit que..." introduit un contexte opaque à l'intérieur duquel les termes singuliers ne sont pas utilisés pour parler d'objets.

Malgré ces problèmes, il est généralement admis que (LL) est valide pour toute investigation d'une nature proprement ontologique. Cependant, la restriction aux contextes transparents est plus problématique qu'il n'y paraît. Il semble qu'elle présuppose déjà des considérations ontologiques.16 Pour le voir, considérons un célèbre exemple de Quine (1953c):17

(GG)  Giorgone est appelé ainsi ('so-called') à cause de sa taille.

Même si Giorgone est Barbarelli, il semble faux de dire que

(BB)  Barbarelli est appelé ainsi à cause de sa taille.

parce que Barbarelli/Giorgone a re&ccecil;u seulement un nom à cause de sa taille. Une réponse plausible à ce problème consiste à restreindre les prédications en (LL) à celles qui attribuent des propriétés ou à celles qui peuvent être modélisées par des ensembles:

LL1  ∀x,y (x = yx et y ont les mêmes propriétés)
LL2  ∀x,y (x = y → tout ensemble qui contient x contient y)

Heureusement, nous avons aussi une version méta-linguistique de Williamson (2002) qui est aussi générale que (LL), mais résoud le problème de Giorgone:

(LL3)  Soit I une interprétration qui assigne un objet o à une constante "a", I* une interprétation qui ne se distingue de I tout au plus qu'en ce qu'elle assigne o* à "a". Si une phrase s est vraie relativement à I, mais n'est pas vraie relativement à I*, alors oo*.

Comme nous n'avons qu'une seule occurrence de "a" dans cette version du principe, nous ne sommes pas contraint de dire que Giorgone et Barbarelli sont deux personnes différentes: il n'y a pas d'autre objet à assigner au terme singulier que Giorgone/Barbarelli et nous n'obtenons donc pas deux interprétations différentes.

Nous appelons la converse de (LL) le principe d'identité des indiscernables:

IIx,yF(xy → (Fx ∧¬ Fy))

Si deux choses ne sont pas identiques, alors elle sont discernables; ou, par conversion: si deux choses sont indiscernables, alors elles sont identiques. Pour montrer que II n'est pas une vérité nécessaire, Max Black (1952) nous demande de considérer un monde ne contenant que deux sphères qui sont qualitativement identiques, mais se trouvent à une distance de 2 km.:

"Isn't it logically possible that the universe should have contained nothing but two exactly similar spheres? We might suppose that each was made of chemically pure iron, had a diameter of one mile, that they had the same temperature, colour, and so on, and that nothing else existed. Then every quality and relational characteristic of the one would also be a property of the other. Now if what I am describing is logically possible, it is not impossible for two things to have all their properties in common." (Black 1952, 156)

Est-ce qu'un tel monde est possible? Une éventuelle raison de nier sa possibilité serait la suivante: de quel droit parlons-nous de deux sphères si nous n'arrivons pas à les distinguer? Est-ce que nous ne les distinguons pas déjà en parlant de deux sphères et en leur donnant des noms différents?

Comme l'a montré van Fraassen (1991), tout ce qui est requis pour nommer les sphères est l'existence d'une bijection entre elles et deux noms: "sphère A" et "sphère B" sont deux noms distincts et discernables. Or, tout ce qui est requis pour nommer les deux sphères est d'établir une correlation (une bijection) entre elles et ces deux noms. Pour distinguer les deux bijections possibles, il suffit que les sphères soient numériquement différentes (une différence qualitative, une différence dans leurs propriétés, n'est pas requise).

Quelqu'un qui pense que (II) n'est pas nécessaire ou, du moins, qu'il n'est pas évident que (II) est nécessaire, nie l'existence de propriétés individualisantes (comme x est identique à a), souvent appelées des "haeccéités".18

Appelons deux choses "absolument discernables" s'il existe un prédicat à une place (une phrase ouverte qui contient une seule variable libre) dans notre langage qui est vrai de l'un mais est faux de l'autre; appelons-les "relativement discernables" s'il existe un prédicat à deux places dont la prédication donne une phrase fausse si un seul des objets est assigné comme valeur aux deux variables, mais donne une phrase vraie si les deux objets sont assignés comme valeurs (cf. (Quine 1960, 230)). Les deux sphères ne sont pas absolument discernables, mais elles sont relativement discernables, par exemple par le prédicat "x se trouve à une distance de 2 km. de y". Mais il s'agit là d'une conséquence du fait que nous avons stipulé l'existence de deux sphères. Leur différence numérique (le fait qu'ils sont deux) ne relève pas d'incohérence dans notre stipulation qu'elles sont indiscernables.

(LL) figure dans l'argument pour la nécessité de l'identité:19

(1) a est identique avec b prémisse
(2) a est de nécéssairement identique avec a prémisse
(3) Il est vrai de a qu 'il est nécéssairement identique avec a de (2)
(4) Il est vrai de b qu 'il est nécéssairement identique avec a de (3) et de (1) avec (LL)
(5) b est nécéssairement identique avec a de (4)

Nous présupposons ici que "a" et "b" sont des désignateurs rigides, c'est-à-dire désignent la même chose sous toutes les suppositions possibles, et que "x est nécessairement identique à a" désigne une propriété pour laquelle nous pouvons instancier (LL). C'est pour cela que nous pouvons, à la ligne (4), conclure de (1) et du fait que a exemplifie la propriété il est vrai de x qu'il est nécessairement identique avec a que b exemplifie cette même propriété.

Un argument exactement analogue montre la nécessité de la diversité: si a ≠ b, alors il n'est pas possible que a soit identique à b. Si c'était possible, alors a pourrait avoir la propriété d'être différent de b et - si vraiment a = b - b aurait la même propriété (à cause de (LL)), ce qui est pourtant impossible.

Evans (1978) donne un argument très similaire pour la thèse que l'identité ne peut pas être vague (qu'il n'y a pas de `vague ontologique'):

(6) a est identique avec b prémisse
(7) a est de manière déterminée identique avec a prémisse
(8) Il est vrai de a qu 'il est de manière déterminée identique avec a de (7)
(9) Il est vrai de b qu 'il est de manière déterminée identique avec a de (8) et de (6) avec (LL)
(10) b est de manière déterminée identique avec a de (9)


Composition et coïncidence

Même si l'on omet temporairement les difficultés liées aux contextes opaques, la loi de Leibniz se heurte à plusieurs problèmes que nous pouvons classer en trois catégories:

  1. la question de l'identité concernant une chose et ce dont elle est constituée (statue/bloc de marbre)
  2. la question de l'identité concernant un tout et ses parties (corps/atomes)
  3. la question de l'identité à travers le temps

Le premier problème est souvent illustré à l'aide de la statue et du bloc de marbre dont elle est composée. Etant donné leurs différences sur le plan des propriétés, comment peuvent-ils être identiques? Nous pourrions trouver des différences entre le bloc de marbre et la statue sur au moins trois niveaux:

  1. différences en termes de propriétés actuelles et exemplifiées en ce moment-ci: le bloc de marbre est informe, la statue a une forme; la statue est chère, le bloc de marbre beaucoup moins; la statue fait partie de l'héritage culturel de l'humanité, pas le bloc de marbre.
  2. différences en termes de propriétés historiques ou temporaires; différentes conditions de persistance: la statue a été créée par Michelangelo, le bloc de marbre non; le bloc de marbre a survécu au bombardement (mais change de forme), la statue non; la statue existe depuis 1470, le bloc de marbre depuis 1468 etc.
  3. différences en termes de propriétés historiques ou temporaires; différentes conditions de persistance: la statue a été créée par Michelangelo, le bloc de marbre non; le bloc de marbre a survécu au bombardement (même s'il a changé de forme), la statue non; la statue existe depuis 1470, le bloc de marbre depuis 1468 etc.
  4. différences en termes de propriétés modales et/ou essentielles, différentes conditions d'existence: la statue ne pourrait pas avoir la forme d'une femme, le bloc de marbre oui; la statue est essentiellement une statue, le bloc de marbre non.

Toutes ces différences nous fournissent des arguments pour démontrer la non-identité de la statue et du bloc de marbre. Mais cela est problématique: y a-t-il vraiment deux objets sur le piédestal devant les Uffici? Comment expliquer qu'ils partagent beaucoup (mais, justement, pas l'intégralité) de leurs propriétés?

Le 'problème de composition' (parfois appelé 'problème de constitution') apparaît clairement quand on considère les propriétés actuelles qui ne concernent pas les conditions de persistance dans le temps. L'exemple de la statue et du bloc de marbre a été utilisé pour défendre la contingence de l'identité (Gibbard 1975), pour développer une logique des prédicats sortaux (Burke 1992, 1994a, 1994b), pour expliquer comment nous sommes constitués par nos corps sans être identiques avec eux (Baker 2000) et pour éclaircir la notion aristotélicienne de 'forme' (Fine 2003). Sider et Conee (2005, ch. 7) offrent une bonne introduction au problème.

Nous devons distinguer le problème de constitution du problème plus général des conditions de persistance, exemplifié pour la persistance temporelle par les propriétés intrinsèques temporaires (cf. sct. 12.2) et pour la 'persistance' modale par les problème des propriétés intrinsèques contingentes (cf. sct. 12.3).



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© 2007 Philipp Keller, Département de Philosophie, Université de Genève
Veuillez citer l'auteur si vous utilisez ce cours.
("Philipp Keller 2007, "Introduction à la métaphysique", cours virtuel á l'Université de Genève, chapitre 3")
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