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Le concept de vérité nous sert à parler du monde: dire d'une phrase qu'elle est vraie, c'est la dire. Un prédicat de vérité nous donne donc la possibilité d'annuler ce que Quine appelle "la montée sémantique" ("semantic ascent"), la mise entre guillemets d'une phrase, qui produit un nom à partir de cette phrase. "x est vrai" est donc un prédicat de 'disquotation' ou de 'dé-citation' et obéit au principe suivant:
(T) "p" est vrai si et seulement si p
Tôt dans le développement de la logique et des mathématiques modernes, logiciens et philosophes se sont rendu compte que le prédicat de vérité est plus problématique que ces trivialités ne nous le font penser. Il existe toute une famille de paradoxes, dont le plus connu est le paradoxe du menteur:20
(M) (M) est faux.
Est-ce que la phrase (M) est vraie ou fausse? Si elle est vraie, elle est ce qu'elle dit - fausse. Si elle est fausse, elle n'est pas ce qu'elle dit - et donc vraie.21 Donc elle n'est ni vraie ni fausse et viole donc le principe de bivalence (qui dit que toute phrase est soit vraie soit fausse). Le problème, cependant, n'est pas résolu par la seule acceptation de ce diagnostic. Même si nous acceptons une troisième 'valeur de vérité' ("indéterminé" ou "ni vrai ni faux"), nous devons faire face au paradoxe du menteur renforcé:
(RM) (RM) n'est pas vraie.
Si la phrase (RM) est vraie, alors elle est ce qu'elle dit - donc elle n'est pas vraie. Si elle n'est pas vraie (soit fausse, soit indéterminée), alors elle est ce qu'elle dit - vraie.22 Donc elle est vraie si et seulement si elle n'est pas vraie; et cette fois c'est une contradiction.
Ces paradoxes, aussi triviaux qu'ils puissent paraître, ont eu des répercussions d'une grande importance, d'une part à cause de leur affinité avec les paradoxes de la théorie des ensembles,23 d'autre part parce que le concept de vérité jouait un rôle central dans la sémantique des nouvelles logiques.
C'est pourquoi le logicien polonais Alfred Tarski (1933) a donné une définition de la vérité. Cette définition doit satisfaire à deux conditions: elle doit être consistente, c'est-à-dire ne doit pas permettre la dérivation de (M), (RM) ou d'une autre contradiction; elle doit être 'matériellement adéquate', c'est-à-dire permettre la dérivation de toutes les instances du schéma (T) pour toutes les phrases de la langue. Au cours de sa définition, Tarski a démontré le théorème de non-définissabilité de le vérité: on ne peut pas définir dans le langage de l'arithmétique la vérité des énoncés de ce langage. Ce théorème s'applique en premier lieu aux langages naturelles, qui contiennent les ressources expressives pour faire référence à leurs propres expressions:
C'est pour cette raison qu'il a introduit la distinction entre langage-objet (le langage pour lequel un prédicat de vérité est défini) et le méta-langage (le langage dans lequel on formule la définition et auquel le prédicat "x est vrai" appartient) pour donner une définition récursive de la vérité dans le langage-objet au moyen du méta-langage. Il a notamment recours aux notions de référence, de satisfaction et à des clauses comme
(DV) Une phrase "p" est vraie ssi
On constate dans DV que Tarski utilise les concepts sémantiques de référence et de satisfaction pour définir la vérité. Davidson (1965 1970b 1973) a proposé de renverser la direction de l'explication: il prône l'utilisation un concept 'primitif' (= non-analysé) de vérité pour définir "référence" et "satisfaction".24
D'après la théorie "minimaliste" ou déflationniste de la vérité développée par Paul Horwich (1990), le prédicat de vérité n'est rien d'autre que toutes les instances (non-paradoxales) de (SE). Avoir le concept de vérité, c'est est avoir la disposition d'accepter chaque instance du schéma d'équivalence:
(SE) la proposition <p> est vraie ↔ p
La vérité est liée à l'existence. Bon nombre de philosophes sont attirés par l'idée que certaines vérités sont vraies parce qu'elles sont rendues vraies par des objets. Il est vrai qu'il existe des chiens parce qu'il y a des objets (des chiens), qui rendent "Il y a des chiens" vraie. Cette intuition a été utilisée par Armstrong (1968, 85-88) contre l'analyse dispositionnelle des états mentaux par Ryle (1949) et contre les dispositions plus généralemment:
Armstrong nie que Ryle a le droit de se passer de vérifacteurs pour les affirmations d'existence de dispositions (qui sont censées remplacer les affirmations d'existence d'états mentaux). L'intuition que certaines vérités sont vraies parce qu'elles sont rendues vraies a également été utilisée contre l'analyse phénoménaliste d'objets comme des faisceaux de sense-data, des "possibilités permanentes de sensations" pour reprendre l'expression de Mill. Les phénoménalistes ont analysé les affirmations sur des objets non-observés comme des affirmations contre-factuelles:
Si j'analyse l'existence de cet arbre comme possibilité de sensations, par exemple comme possibilité d'une perception de cet arbre, je dois expliquer comment l'arbre peut continuer d'exister même si cette possibilité n'est pas actualisée. Cette explication se fait au moyen d'affirmations contre-factuelles: l'arbre continue d'exister sans être vu parce que si quelqu'un se trouvait devant lui, alors cette personne le verrait. Armstrong ne nie pas que cette affirmation est vraie, mais il pose la question de ce qui la rend vraie. Le vérifacteur du contre-factuel doit être quelque chose d'actuel, puisque ce qui est seulement possible n'existe pas.
Comment préciser cette intuition? Appelons "maximalisme" la thèse que toute phrase vraie est rendue vraie par quelque chose:
(max) Chaque vérité est rendue vraie par quelque chose.
Nous pouvons distinguer deux aspects de la thèse selon laquelle toute vérité a un vérifacteur:
Il me semble important de distinguer ces deux aspects car les adversaires du maximalisme les confondent souvent.
Les "optimalistes" (cf. en particulier Simons 2000) pensent qu'il est acceptable de permettre des vérités non-fondées, distinguant ainsi deux types de vérités. Mais il ne tiennent pas compte du premier aspect de notre intuition: Si (max) n'était pas vraie, la vérité ne pourrait pas être en général une propriété relationnelle - ne devrions-nous pas alors distinguer non seulement deux types de vérités, mais aussi deux types de vérité? Auquel cas, il y aurait non seulement les vérités fondées et les vérités non-fondées, mais une 'propriété' de vérité qui est relationnelle et une autre 'propriété' de vérité qui ne l'est pas. Dire d'une phrase qu'elle est vraie serait alors une affirmation ambigüe, ce qui paraît peu plausible.
Mais que dire de la relation de rendre vrai elle-même? Une première idée serait de considérer la relation de rendre vrai comme la converse de la relation d'engagement ontologique:
(OC) Une phrase "p" s'engage ontologiquement sur e ssi e doit exister pour que "p" soit vraie.
et d'y ajouter ensuite le critère suivant:
(TM) Une entité e rend une phrase "p" vraie ssi "p" doit être vraie si e existe.
Ce critère est ensuite nuancé et exprimé de manière analogue à celui de l'engagement ontologique (OC):
(TM') Une entité e rend une phrase "p" vraie ssi "p" suit logiquement de "e existe".
(TM') présente quelques problèmes en commun avec (OC):
(TM) présente également des problèmes qui lui sont propres, en particulier, lorsqu'il est combiné à (max), :
Notre intuition de base correspond à la thèse suivante:
(TM) La vérité survient sur l'être; il ne peut pas y avoir de différence entre les porteurs de vérité quant à leurs valeurs de vérités sans qu'il n'y ait de différence entre les circonstances où ils sont vrais par rapport à ce qui existe dans ces circonstances.
Même si (TM) présente quelques problèmes,26 il est accepté par tous les intervenants dans la littérature. Mais comment comprendre cette thèse de survenance? Notamment, pourquoi la 'différence dans l'être' devrait consister en une différence dans l'existence d'entités? Ne suffirait-il pas de dire que les objets seraient différents de ce qu'ils sont en réalité, si d'autres phrases étaient vraies? Il ne s'agirait alors plus une survenance de la vérité sur la seule existence des choses, mais également sur la manière d'être de ces choses. En élargissant la base de survenance, nous pourrions rendre (TM) plus plausible.
Lewis (2001b, 604) formule la théorie maximaliste et nécéssitariste des vérifacteurs - (max) et (TM) - ainsi:
(PV)* ∟ ∀p ∃e (p est une phrase vraie → ∟ (existe(e) → p))
Au moyen de la quantification sur d'autres mondes possibles, cela s'exprime comme suit:27
(PV) ∀p ∀w,v ∃e (w|= p → (w |= existe(e) ∧ (v |= existe(e) → v|= p)))
De (PV) découle un principe de différence pour les mondes (Lewis2001b, 606):
(PV+) ∀p ∀w,v ∃e (w|= p ∧ ¬ v|= p → (w|= existe(e) ∧ ¬ v|= existe(e))
Deux mondes qui se différencient par des phrases qui sont vraies dans ces mondes doivent se distinguer dans une affirmation d'existence positive (une affirmation du type "existe(e)" ou "e existe"). Admettons que la seule différence entre deux mondes w et v est qu'il y a des licornes dans v, mais pas dans w. Dans ce cas, il doit y avoir autre chose que des licornes dans w, il doit exister un 'substitut de licorne' (ou un chasseur de licornes très efficace) qui rende vrai (dans w) "Il n'y a pas de licornes".
Mais selon beaucoup de théories modales, l'antécédent de (PV) sera vrai pour toute paire de mondes distincts. On peut interpréter ce point comme l'exclusion des mondes possibles différents (non-identiques), mais indiscernables:
(indisc) ∀w,v ∃p (w ≠ v → (w|= p ∧ ¬ v |= p))
(indisc) ne pose pas de réel problème en tant que thèse portant sur les vérifacteurs, mais est problématique en tant que thèse sur la nature des mondes possibles. En effet, elle exclut l'idée que les mondes ont des haeccéités (haecceitates en latin, singulier: haecceitas), c'est-à-dire l'idée que deux mondes peuvent être correctement décrits par exactement les mêmes phrases et, toutefois, être non-identiques.28 Si on présuppose (indisc), (PV) implique un principe de différence pour les mondes:
(PD) ∀w,v (w ≠ v → ∃e (w |= existe(e) ∧ v|= ¬existe(e)))
Si nous n'acceptons pas de mondes indiscernables et postulons que pour chaque monde il y a une phrase qui n'est vraie que dans ce monde (par exemple la phrase "Ce monde est actuel."), nous dérivons de (PD) un principe d'occupants distincts (Lewis 2001b, 607):
DO ∀w,v ∃e (w|= existe(e) ∧ (w ≠ v → v|= ¬existe(e)))
On peut se demander si le substitut de licornes doit vraiment être une entité. Ne suffit-il pas qu'il n'y ait pas de licorne dans w? La vérité des énoncés d'existence négatives (de la forme "il n'y a pas de F") serait alors fondée sur l'absence de 'falsi-facteurs' ("false-makers"):
De ce fait, nous pourrions être amenés à accepter un principe moins lourd:
(PV') ∀p ∀w,v ∃e (w|= p ∧ ¬ v|= p → (w |= existe(e) ∧ ¬ v existe(e)) ∨ (¬ w existe(e) ∧ v |= existe(e))
(PV') est équivalent au principe de différence suivant qui est plus faible que (PD):
(PD') ∀w,v ∃e ((w|= existe(e) ∧ ¬ v|= existe(e)) ∨ (¬ w |=existe(e) ∧ v|= existe(e)))
(PD') dit que deux mondes possibles se différencient selon les êtres qui se trouvent en eux.
Mais (PD') aussi peut paraître trop fort. Ces deux mondes ne pourraient-ils pas se distinguer de façon qualitative plutôt qu'existentielle? La forme de survenance la plus faible est la suivante:
Sous la condition (indisc), nous pouvons préciser la thèse la plus faible au sujet des vérifacteurs
(TM-') ∟ ∀p ∃e (la vérité que p survient sur e)
comme invariance entre des mondes indiscernables par référence à une chose:
(PV'') ∟ ∀p ∃e ∀w,v (w et v ne peuvent pas être distingués par référence à e → (w |= p ∧ v |= p) ∨ (w |= ¬p ∧ v |= ¬p))
Ce principe correspond à un principe de différence de monde très faible:
(PD'') ∀w,v ∃e (w ≠ v → w et v peuvent être distingués par référence à e)
Toute paire de deux mondes différents se distingue par référence à quelque chose.
Néanmoins, il me semble que (PV'') (ainsi que (TM-'), qu'il est censé formaliser) est trop restreint pour rendre justice à notre intuition. Si notre critique ontologique se limitait au reproche qui dit que (PV'') est violé, Ryle pourrait se défendre en accordant un statut dérivatif aux dispositions comportementales: ce sont clairement des faits appartenant au monde actuel qui nous rendent disposés à réagir de telle ou telle manière dans des circonstances contre-factuelles. La critique est forte parce que nous avons l'intuition qu'il devrait y avoir quelque chose à à mon sujet et au sujet de mon comportement actuel qui rende vrai ce que je pense. Cette intuition n'est pas respectée par (PV'').
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© 2007 Philipp Keller, Département de Philosophie, Université de Genève
Veuillez citer l'auteur si vous utilisez ce cours. ("Philipp Keller 2007, "Introduction à la métaphysique", cours virtuel á l'Université de Genève, chapitre 4") Questions et commentaires |
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