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Le nécessitarisme est la thèse que la relation de rendre vrai obtient par nécessité:
(AV) Si e rend vrai que p alors nécessairement (si e existe alors il est vrai que p).
(AV) exclut que les choses soient des vérifacteurs de manière contingente: si e rend vrai que p, alors il doit être vrai que p dans tous les mondes où e existe: l'existence de e implique strictement la vérité de p (p implique q strictement s'il n'est pas pas possible que p soit vrai et q faux).
Armstrong défend (AV) (que j'appellerai "argument de suffisance") en arguant que les vérifacteurs contingents sont incomplets:
L'argument de suffisance semble cependant démontrer la thèse suivante, que j'appellerai l'"internalisme du rendre vrai" et qui est plus faible qu'(AV):31
(RI) La relation de rendre vrai est une relation interne, c'est-à-dire elle survient sur les propriétés intrinsèques de ses termes et de leur paire.
Une propriété intrinsèque est une propriété qui caractérise des choses en elles-mêmes et non par référence à d'autres choses. Une relation entre a et b est interne si et seulement si elle obtient entre tous leurs duplicata dont la paire est aussi un duplicata de la paire <a , b >. Intuitivement, c'est une relation qui ne dépend de rien d'autre que de la manière dont ses termes sont en soi.
J'accepte l'argument de suffisance comme argument pour (RI), mais je ne pense pas qu'il suffise pour démontrer (AV): pour que l'on puisse démontrer cette dernière thèse, les termes d'une relation interne devraient avoir leurs propriétés intrinsèques par nécessité, ce qui n'est pas toujours le cas.
Normalement, la thèse inverse à (AV) est également acceptée: chaque chose qui implique nécessairement (= strictement) que p est un vérifacteur pour "p" si "p" est vrai:
(VA) Si nécessairement (si e existe, alors il est vrai que p), alors e rend vrai que p.
Beaucoup acceptent également un principe de transitivité pour la relation de rendre vrai:
(VT) Si e rend "p" vrai et si "q" est strictement impliqué par "p" alors e rend "q" vrai.
Ce principe affirme que les vérifacteurs des porteurs de vérités sont également des vérifacteurs des conséquences nécessaires de ces porteurs des vérités.
(VA) pose plusieurs problèmes:
Pourquoi (VA) n'est-il pas conciliable avec (VT)? Supposons que e rende vrai que p. Alors il s'ensuit de (VA) et (VT), que e rend chaque vérité nécessaire vraie (ex: que 2+2=4). Les vérités nécessairement (= strictement) équivalentes ont les mêmes vérifacteurs. Il s'ensuit également de (VA) , (VT) et de
(VD) Si e rend vrai que p ∨ q, alors soit e rend vrai que p, soit e rend vrai que q.
que tout e rend vrai chaque vérité (car, pour toute vérité p, e rend vrai la vérité nécessaire "p ∨ ¬p" et ne peut pas rendre vrai "¬p"; par (VD), e doit donc rendre vrai que p). De (VA), (VT), (VD) et
(VI) Chaque f est le seul vérifacteur de "f = f".
il s'ensuit qu'il n'existe qu'une seule chose (car, pour n'importe quel f, e rend vrai "f = f ∨ f ≠ f" et, par (VD), rend vrai que f = f; il s'ensuit alors de (VI) que e est identique à f).
A cause de ces conséquences désagréables, les défenseurs de (VA) et (VT) ont argumenté contre (VD). Stephen Read (2000, 74) donne l'exemple suivant. Les conditions locales d'une course de chevaux rendent vrai que soit Valentine soit Epitaphe gagnera la course, mais elles ne favorisent aucun des deux chevaux; il n'est malgré cela pas le cas que les conditions locales rendent vrai que Valentine gagne ni qu'elles rendent vrai qu'Epitaphe gagne.
Le problème avec cet exemple, c'est que la vérité des conditions contre-factuelles pour la proposition "si Valentine ne gagne pas, alors Epitaphe gagnera" doit être fondée sur quelque chose d'actuel (souvenons-nous de la critique qu'Armstrong à l'encontre de Ryle). Quelque chose doit rendre cette proposition vraie et si les conditions locales ne peuvent pas le faire, alors elles ne peuvent pas non plus rendre vraie la disjonction en question. Mais si les conditions locales rendent le conditionnel vrai, même au cas où Valentine ne gagne pas, pourquoi ne rendent-elles pas également vrai le fait qu'Epitaphe gagne?
Je pense que (VD) et (VI) sont plausibles et que nous devons abandonner soit (VA) soit (VT). Il est vrai que (VT) pose problème même en l'absence de (VA): Comme réponse à des critiques apportées par Restall (1996, 334) contre Jackson (1994), Armstrong32 ne défend (VI) que pour des vérités p contingentes et des vérités q 'complètement contingentes' (telles qu'elles ne contiennent aucun conjoint qui soit nécessaire).
Mais est-ce que les défenseurs de (VA) peuvent abandonner (VT)? Ils le peuvent difficilement, car ils devraient expliquer pourquoi seulement le premier "nécessitateur" (et non ceux qui dépendent de lui de manière nécessaire), mérite la qualification de vérifacteur. Les relations de dépendance non-logiques placent les défenseurs de (VA) face à des problèmes analogues: quand (l'existence de) la tombe de Sam implique (l'existence de) la mort de Sam, pourquoi est-ce alors la dernière chose qui rend "Sam est mort" vrai? Si Socrate existe, alors, par nécessité, { Socrate } existe aussi. Si { Socrate } existe alors, par nécessité, son élément Socrate existe. Nécessairement, Socrate existe si et seulement si { Socrate } existe. Socrate et { Socrate } ne se différencient pas en ce qu'ils rendent nécessaire la vérité de "Socrate ∈{ Socrate }". Si l'un des deux rend vraie cette vérité, alors l'autre le fait aussi.
Je pense que le vrai problème est avec (VA): la nécessitation n'est pas suffisante pour la 'vérifaction'. A la suite de Smith (1999, 278), j'appelle une entité qui nécessite une vérité sans la rendre vraie un 'nécessitateur sournois' ("malignant necessitator"). Il y a au moins trois régions où des nécessitateurs sournois peuvent être trouvés : les vérifacteurs des vérités nécessaires, les propriétés extrinsèques essentielles et les propriétés nécessaires accidentelles.
Si les vérités nécessaires sont strictement impliquées par toute vérité, et si la nécessitation est transitive, alors chaque vérifacteur nécessite toute vérité nécessaire, ce qui "gives logic a certain grandeur" (Restall 1996, 333, n. 3). Si nous pensions que certains de ces nécessitateurs sont sournois, nous pourrions suivre Restall (1996) en adoptant une logique de pertinence ("relevant logic"). Mais une telle révision de notre logique coûterait cher sur le plan théorique.
On trouve, dans la deuxième catégorie des nécessitateurs sournois, un Dieu Malebranchien qui pourrait, d'après Smith (1999, 278), vouloir et en même temps nécessiter que Sam embrasse Maria. Forrest et Khlentzos (2000, 9) donnent l'exemple du savoir de Dieu que p: il implique que p, mais ne le rend pas vrai. D'autres exemples de cette catégorie sont les propriétés extrinsèques essentielles (cf. Yablo 1999, 486).
Dans la troisième catégorie, nous retrouvons les propriétés que quelque chose a par nécessité, mais n'a pas en vertu de son essence (cf. Fine 1994, 4).
Selon la théorie d'Armstrong, chaque somme méréologique d'états de choses d'un certain type peut se trouver dans une relation de 'totalisation' avec une propriété individualisante F (une propriété est individualisante si l'on peut compter ses exemplifications). La somme méréologique de tous les cygnes blancs sur le lac, par exemple, se trouve dans cette relation de totalisation avec la propriété être un cygne sur le lac. L'existence de cette relation de totalisation est un état de choses de totalité qui rend vraie la proposition "Tous les cygnes sur le lac sont noirs".
Mon argument contre l'existence d'états de choses de totalité est:
Armstrong pourrait-il renoncer à l'ampliativité des états de choses? Il le fait pour l'état de choses de totalité maximal que l'on a appelé "Porky the Pig". Porky semble être à la fois tout ce qu'il y a (la somme méréologique de tous les états de choses) et l'état de choses que cette somme est tout ce qu'il y a - alors il semble se contenir comme partie propre (Cox 1997). Armstrong (1997, 198-199), cependant, n'accepte pas ce raisonnement : selon lui, il n'y a pas de circularité, mais un regressus et il ne le considère pas comme vicieux. D'après Armstrong, le fait même que tous les états de choses de totalité des ordres supérieurs soient nécessités par l'état de choses de totalité de premier ordre ("Porky the Pig") montre qu'il ne s'agit pas d'une 'addition ontologique': ce qui survient, d'après lui, est ontologiquement 'gratuit' ('a supervenient free lunch'); il y a un regressus de vérités, mais pas de vérifacteurs (cf. Armstrong (1989a, 94), (1997, 198) et (2004b, 78).
Malheureusement, cet argument n'est pas tout à fait convaincant: un défenseur de l'existence de vérificateurs pour les phrases du type F pourrait répondre soit qu'elles ont toutes le même vérificateur (¬(i)), soit que leurs vérificateurs sont nécessairement liés (¬(ix)), soit que (vi) ne s'ensuit pas de (v).
Il est déjà assez peu tentant en soi de devoir postuler une différence intrinsèque brute et inexplicable. La réponse qui me paraît la plus plausible postule un mode extrinsèque de composition (telle qu'on le retrouve dans les états de choses): un mode de composition tel que la composition de duplicata ne donne pas des composés qui sont eux-mêmes des duplicata. Cela crée des relations de nécessité entre des existants distincts, une horreur pour des empiristes comme David Hume et David Lewis.
Mais le défenseur de (AV) est contraint de restreindre ce principe de recombinaison (principe selon lequel on peut combiner des entités distinctes de n'importe quelle manière tout en préservant toutes propriétés intrinsèques) encore d'avantage. Il doit dire que b ne pourrait même pas exister (= avoir une contrepartie) dans un monde où un duplicata de a n'est pas F. La différence extrinsèque entre a et a' doit exclure l'existence d'une contrepartie de b, ce qui paraît tout à fait mystérieux.
Appelons "haeccéitiste" une relation ou propriété qui distingue même des indiscernables (ex: être identique à a). Il semble clair que la relation de rendre vrai ne peut pas être haeccéitiste: ce qui rend vrai qu'une chose a a une propriété F peut seulement impliquer les propriétés qualitatives de a et F - une différence de 'vérifaction' entre deux indiscernables serait alors entièrement inexplicable; le projet de fonder les vérités dans l'ontologie s'effondrerait.
Considérons encore une fois les deux sphères indiscernables de Black (1952) et appelons-les "a" et "b". Si la relation de rendre vrai n'est pas haeccéitiste, alors a et b rendent vraies les mêmes phrases. Si a rend vrai "a existe" ou "a est d'or" (supposons que sa composition lui est essentielle), alors b les rend vrais aussi. Ni "a existe" ni "a est d'or" ne peuvent pourtant être vrais si a n'existe pas.
Le problème des internalistes (RI): b ne pourrait pas exister en l'absence de a et avoir les mêmes propriétés intrinsèques.
Le problème des nécessitaristes (VA): b ne pourrait pas exister en l'absence de a.
Illustrons le problème qui se pose pour les nécessitaristes: Si a a la propriété intrinsèque F de manière contingente, alors tout ce qui est rendu vrai par a devrait être rendu vrai par a même si a n'était pas F: les 'pouvoirs vérifactionnels' de a ne peuvent pas dépendre de ses propriétés contingentes. Mais nous aimerions dire que c'est la même chose qui rend vrai que a est G (G ≠ F) dans le monde où "Fa" est vrai et dans le monde où "Fa" est faux. Mais ce qui est F ne peut pas être identique à ce qui ne l'est pas (indiscernabilité des identiques). Par conséquent, si a rend vrai que a est G dans le monde où a est F, alors a ne peut pas rendre vrai que a est G dans l'autre monde où a n'est pas F. Les internalistes peuvent expliquer cette différence de 'vérifaction' par la différence intrinsèque que présente a (à travers les deux mondes). Pour les nécessitaristes, par contre, les propriétés contingentes des choses ne peuvent pas influencer leurs 'vérifactions': la différence reste inexpliquée.
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© 2007 Philipp Keller, Département de Philosophie, Université de Genève
Veuillez citer l'auteur si vous utilisez ce cours. ("Philipp Keller 2007, "Introduction à la métaphysique", cours virtuel á l'Université de Genève, chapitre 6") Questions et commentaires |
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