Département de Philosophie

Faculté de lettres, Université de Genève

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"...if dependence is not necessitation, what is it?"
(Armstrong 2006, 245)

Le nécessitarisme

Le nécessitarisme est la thèse que la relation de rendre vrai obtient par nécessité:

(AV) Si e rend vrai que p alors nécessairement (si e existe alors il est vrai que p).

(AV) exclut que les choses soient des vérifacteurs de manière contingente: si e rend vrai que p, alors il doit être vrai que p dans tous les mondes où e existe: l'existence de e implique strictement la vérité de p (p implique q strictement s'il n'est pas pas possible que p soit vrai et q faux).

Armstrong défend (AV) (que j'appellerai "argument de suffisance") en arguant que les vérifacteurs contingents sont incomplets:

"If it is said that the truthmaker for a truth could have failed to make the truth true, then we will surely think that the alleged truthmaker was insufficient by itself and requires to be supplemented in some way. A contingently sufficient truthmaker will be true only in circumstances that obtain in this world. But then these circumstances, whatever they are, must be added to give the full truthmaker." (Armstrong 1997, 116)

L'argument de suffisance semble cependant démontrer la thèse suivante, que j'appellerai l'"internalisme du rendre vrai" et qui est plus faible qu'(AV):31

(RI) La relation de rendre vrai est une relation interne, c'est-à-dire elle survient sur les propriétés intrinsèques de ses termes et de leur paire.

Une propriété intrinsèque est une propriété qui caractérise des choses en elles-mêmes et non par référence à d'autres choses. Une relation entre a et b est interne si et seulement si elle obtient entre tous leurs duplicata dont la paire est aussi un duplicata de la paire <a , b >. Intuitivement, c'est une relation qui ne dépend de rien d'autre que de la manière dont ses termes sont en soi.

J'accepte l'argument de suffisance comme argument pour (RI), mais je ne pense pas qu'il suffise pour démontrer (AV): pour que l'on puisse démontrer cette dernière thèse, les termes d'une relation interne devraient avoir leurs propriétés intrinsèques par nécessité, ce qui n'est pas toujours le cas.

Normalement, la thèse inverse à (AV) est également acceptée: chaque chose qui implique nécessairement (= strictement) que p est un vérifacteur pour "p" si "p" est vrai:

(VA) Si nécessairement (si e existe, alors il est vrai que p), alors e rend vrai que p.

Beaucoup acceptent également un principe de transitivité pour la relation de rendre vrai:

(VT) Si e rend "p" vrai et si "q" est strictement impliqué par "p" alors e rend "q" vrai.

Ce principe affirme que les vérifacteurs des porteurs de vérités sont également des vérifacteurs des conséquences nécessaires de ces porteurs des vérités.

(VA) pose plusieurs problèmes:

  1. (VA) n'est pas conciliable avec le principe (VT) de transitivité de la relation de rendre vrai.
  2. (VA) ne distingue pas les implications strictes logiques des relations nécessaires de dépendance non-logique: tout vérifacteur de "p" serait également un vérifacteur de "pq", un vérifacteur de "le sourire de Maria existe" serait également un vérifacteur de "Maria existe".
  3. (VA) interprète la coexistence nécessaire comme relation mutuelle de rendre vrai. S'il n'est pas possible qu'un ensemble existe sans ses membres ou que les membres existent sans qu'ils n'appartiennent à l'ensemble, alors Socrate rend vrai que { Socrate } existe et { Socrate } rend vrai que Socrate existe.

Pourquoi (VA) n'est-il pas conciliable avec (VT)? Supposons que e rende vrai que p. Alors il s'ensuit de (VA) et (VT), que e rend chaque vérité nécessaire vraie (ex: que 2+2=4). Les vérités nécessairement (= strictement) équivalentes ont les mêmes vérifacteurs. Il s'ensuit également de (VA) , (VT) et de

(VD) Si e rend vrai que pq, alors soit e rend vrai que p, soit e rend vrai que q.

que tout e rend vrai chaque vérité (car, pour toute vérité p, e rend vrai la vérité nécessaire "p ∨ ¬p" et ne peut pas rendre vrai "¬p"; par (VD), e doit donc rendre vrai que p). De (VA), (VT), (VD) et

(VI) Chaque f est le seul vérifacteur de "f = f".

il s'ensuit qu'il n'existe qu'une seule chose (car, pour n'importe quel f, e rend vrai "f = fff" et, par (VD), rend vrai que f = f; il s'ensuit alors de (VI) que e est identique à f).

A cause de ces conséquences désagréables, les défenseurs de (VA) et (VT) ont argumenté contre (VD). Stephen Read (2000, 74) donne l'exemple suivant. Les conditions locales d'une course de chevaux rendent vrai que soit Valentine soit Epitaphe gagnera la course, mais elles ne favorisent aucun des deux chevaux; il n'est malgré cela pas le cas que les conditions locales rendent vrai que Valentine gagne ni qu'elles rendent vrai qu'Epitaphe gagne.

Le problème avec cet exemple, c'est que la vérité des conditions contre-factuelles pour la proposition "si Valentine ne gagne pas, alors Epitaphe gagnera" doit être fondée sur quelque chose d'actuel (souvenons-nous de la critique qu'Armstrong à l'encontre de Ryle). Quelque chose doit rendre cette proposition vraie et si les conditions locales ne peuvent pas le faire, alors elles ne peuvent pas non plus rendre vraie la disjonction en question. Mais si les conditions locales rendent le conditionnel vrai, même au cas où Valentine ne gagne pas, pourquoi ne rendent-elles pas également vrai le fait qu'Epitaphe gagne?

Je pense que (VD) et (VI) sont plausibles et que nous devons abandonner soit (VA) soit (VT). Il est vrai que (VT) pose problème même en l'absence de (VA): Comme réponse à des critiques apportées par Restall (1996, 334) contre Jackson (1994), Armstrong32 ne défend (VI) que pour des vérités p contingentes et des vérités q 'complètement contingentes' (telles qu'elles ne contiennent aucun conjoint qui soit nécessaire).

Mais est-ce que les défenseurs de (VA) peuvent abandonner (VT)? Ils le peuvent difficilement, car ils devraient expliquer pourquoi seulement le premier "nécessitateur" (et non ceux qui dépendent de lui de manière nécessaire), mérite la qualification de vérifacteur. Les relations de dépendance non-logiques placent les défenseurs de (VA) face à des problèmes analogues: quand (l'existence de) la tombe de Sam implique (l'existence de) la mort de Sam, pourquoi est-ce alors la dernière chose qui rend "Sam est mort" vrai? Si Socrate existe, alors, par nécessité, { Socrate } existe aussi. Si { Socrate } existe alors, par nécessité, son élément Socrate existe. Nécessairement, Socrate existe si et seulement si { Socrate } existe. Socrate et { Socrate } ne se différencient pas en ce qu'ils rendent nécessaire la vérité de "Socrate ∈{ Socrate }". Si l'un des deux rend vraie cette vérité, alors l'autre le fait aussi.

Je pense que le vrai problème est avec (VA): la nécessitation n'est pas suffisante pour la 'vérifaction'. A la suite de Smith (1999, 278), j'appelle une entité qui nécessite une vérité sans la rendre vraie un 'nécessitateur sournois' ("malignant necessitator"). Il y a au moins trois régions où des nécessitateurs sournois peuvent être trouvés : les vérifacteurs des vérités nécessaires, les propriétés extrinsèques essentielles et les propriétés nécessaires accidentelles.

Si les vérités nécessaires sont strictement impliquées par toute vérité, et si la nécessitation est transitive, alors chaque vérifacteur nécessite toute vérité nécessaire, ce qui "gives logic a certain grandeur" (Restall 1996, 333, n. 3). Si nous pensions que certains de ces nécessitateurs sont sournois, nous pourrions suivre Restall (1996) en adoptant une logique de pertinence ("relevant logic"). Mais une telle révision de notre logique coûterait cher sur le plan théorique.

On trouve, dans la deuxième catégorie des nécessitateurs sournois, un Dieu Malebranchien qui pourrait, d'après Smith (1999, 278), vouloir et en même temps nécessiter que Sam embrasse Maria. Forrest et Khlentzos (2000, 9) donnent l'exemple du savoir de Dieu que p: il implique que p, mais ne le rend pas vrai. D'autres exemples de cette catégorie sont les propriétés extrinsèques essentielles (cf. Yablo 1999, 486).

Dans la troisième catégorie, nous retrouvons les propriétés que quelque chose a par nécessité, mais n'a pas en vertu de son essence (cf. Fine 1994, 4).


Contre le nécessitarisme

Les états de choses de totalité d'Armstrong sont contradictoires

Selon la théorie d'Armstrong, chaque somme méréologique d'états de choses d'un certain type peut se trouver dans une relation de 'totalisation' avec une propriété individualisante F (une propriété est individualisante si l'on peut compter ses exemplifications). La somme méréologique de tous les cygnes blancs sur le lac, par exemple, se trouve dans cette  relation de totalisation avec la propriété être un cygne sur le lac. L'existence de cette relation de totalisation est un état de choses de totalité qui rend vraie la proposition "Tous les cygnes sur le lac sont noirs".

Mon argument contre l'existence d'états de choses de totalité est:

  1. Admettons qu'il y ait des états de choses de totalité.
  2. Alors il y a au moins un état de choses de totalité de la forme suivante: une certaine somme méréologique d'états de choses totalise la propriété être un état de choses de totalité.
  3. Cet état de choses total Y a la forme: X1+X2+... totalise être un état de choses de totalité.
  4. Si Y existe, alors soit Y est un des Xi soit il ne l'est pas.
  5. Si oui, alors Y n'est pas un état de choses, car les états de chose sont 'ampliatifs', ce qui veut dire qu'ils ne peuvent pas se contenir comme des parties propres.
  6. Si non, alors Y n'est pas la totalité de tous les états de choses de totalité, car il en existe au moins un qui n'est pas dans la somme méréologique qui se trouve dans la relation de totalisation en Y.
  7. Y n'existe pas.
  8. Alors il n'y a pas d'états de choses de totalité.

Armstrong pourrait-il renoncer à l'ampliativité des états de choses? Il le fait pour l'état de choses de totalité maximal que l'on a appelé "Porky the Pig". Porky semble être à la fois tout ce qu'il y a (la somme méréologique de tous les états de choses) et l'état de choses que cette somme est tout ce qu'il y a - alors il semble se contenir comme partie propre (Cox 1997). Armstrong (1997, 198-199), cependant, n'accepte pas ce raisonnement : selon lui, il n'y a pas de circularité, mais un regressus et il ne le considère pas comme vicieux. D'après Armstrong, le fait même que tous les états de choses de totalité des ordres supérieurs soient nécessités par l'état de choses de totalité de premier ordre ("Porky the Pig") montre qu'il ne s'agit pas d'une 'addition ontologique': ce qui survient, d'après lui, est ontologiquement 'gratuit' ('a supervenient free lunch'); il y a un regressus de vérités, mais pas de vérifacteurs (cf. Armstrong (1989a, 94), (1997, 198) et (2004b, 78).

Première tentative pour une généralisation de cet argument

  1. Il y a au moins deux vérités du type "il n'y a pas de G" qui possèdent des vérifacteurs. Nommons F tous les vérifacteurs de vérités de ce type.
  2. Alors il y a une proposition de la forme "il n'y a pas d'autre Fs que ceux-ci" qui est vraie. Nommons-la "p".
  3. Le vérifacteur Y de "p" est du type F, parce que p a la forme de "il n'y a pas de G".
  4. Y doit être parmi les états de choses à qui "p" fait référence par "ceux-ci", puisque, autrement, "p" n'est pas vrai.
  5. Alors "p" se réfère à son propre vérifacteur Y et dit de lui qu'il existe.
  6. Pour être vrai, par conséquence, "p" ne nécessite que l'existence de Y.
  7. Mais "p" dit aussi d'un autre vérifacteur Z du type F qu'il existe.
  8. Pour être vrai, par conséquence, "p" nécessite aussi l'existence de Z.
  9. Mais l'existence de Y n'implique pas l'existence de Z.
  10. Alors "p" peut (vi), et ne peut pas (viii), être vrai en l'absence de Z.

Malheureusement, cet argument n'est pas tout à fait convaincant: un défenseur de l'existence de vérificateurs pour les phrases du type F pourrait répondre soit qu'elles ont toutes le même vérificateur (¬(i)), soit que leurs vérificateurs sont nécessairement liés (¬(ix)), soit que (vi) ne s'ensuit pas de (v).

Deuxième tentative pour une généralisation de cet argument

  1. Supposons que a possède une propriété extrinsèque F.
  2. Supposons que rendre vrai est une relation interne (RI).
  3. Alors le vérifacteur b de "a est F" n'est pas un duplicata intrinsèque de a.
  4. Alors il y a un monde possible w où un duplicata a' intrinsèque de a n'est pas F.
  5. Il s'ensuit de (RI) que si b avait une contrepartie b' dans ce monde w, alors b' serait intrinsèquement différent de b et ne serait donc pas un duplicata intrinsèque de b.
  6. Mais b a une contrepartie b' dans w.
  7. En quoi la différence intrinsèque entre b et b' pourrait-elle consister?

Il est déjà assez peu tentant en soi de devoir postuler une différence intrinsèque brute et inexplicable. La réponse qui me paraît la plus plausible postule un mode extrinsèque de composition (telle qu'on le retrouve dans les états de choses): un mode de composition tel que la composition de duplicata ne donne pas des composés qui sont eux-mêmes des duplicata. Cela crée des relations de nécessité entre des existants distincts, une horreur pour des empiristes comme David Hume et David Lewis.

Mais le défenseur de (AV) est contraint de restreindre ce principe de recombinaison (principe selon lequel on peut combiner des entités distinctes de n'importe quelle manière tout en préservant toutes propriétés intrinsèques) encore d'avantage. Il doit dire que b ne pourrait même pas exister (= avoir une contrepartie) dans un monde où un duplicata de a n'est pas F. La différence extrinsèque entre a et a' doit exclure l'existence d'une contrepartie de b, ce qui paraît tout à fait mystérieux.

L'application de cela aux affirmations d'existence négatives

  1. Supposons que "Il n'y a pas de licornes" et "Il n'y a pas de centaures" sont vraie.
  2. Alors nous avons deux vérifacteurs, α et β (respectivement).
  3. Il y a un monde possible dans lequel il y a des licornes mais pas de centaures.
  4. Dans ce monde, "Il n'y a pas de centaures" a un vérifacteur γ.
  5. Si β= γ, alors α ≠ β: nous avons une surpopulation de vérifacteurs indépendants d'affirmations d'existence négatives.
  6. Si α= β, alors β ≠ γ: nous avons des vérifacteurs spécifiques à leurs mondes et nous trivialisons donc l'argument de suffisance.


Internalisme et haeccéitisme

Appelons "haeccéitiste" une relation ou propriété qui distingue même des indiscernables (ex: être identique à a). Il semble clair que la relation de rendre vrai ne peut pas être haeccéitiste: ce qui rend vrai qu'une chose a a une propriété F peut seulement impliquer les propriétés qualitatives de a et F - une différence de 'vérifaction' entre deux indiscernables serait alors entièrement inexplicable; le projet de fonder les vérités dans l'ontologie s'effondrerait.

Considérons encore une fois les deux sphères indiscernables de Black (1952) et appelons-les "a" et "b". Si la relation de rendre vrai n'est pas haeccéitiste, alors a et b rendent vraies les mêmes phrases. Si a rend vrai "a existe" ou "a est d'or" (supposons que sa composition lui est essentielle), alors b les rend vrais aussi. Ni "a existe" ni "a est d'or" ne peuvent pourtant être vrais si a n'existe pas.

Le problème des internalistes (RI): b ne pourrait pas exister en l'absence de a et avoir les mêmes propriétés intrinsèques.

Le problème des nécessitaristes (VA): b ne pourrait pas exister en l'absence de a.

Illustrons le problème qui se pose pour les nécessitaristes: Si a a la propriété intrinsèque F de manière contingente, alors tout ce qui est rendu vrai par a devrait être rendu vrai par a même si a n'était pas F: les 'pouvoirs vérifactionnels' de a ne peuvent pas dépendre de ses propriétés contingentes. Mais nous aimerions dire que c'est la même chose qui rend vrai que a est G (G ≠ F) dans le monde où "Fa" est vrai et dans le monde où "Fa" est faux. Mais ce qui est F ne peut pas être identique à ce qui ne l'est pas (indiscernabilité des identiques). Par conséquent, si a rend vrai que a est G dans le monde où a est F, alors a ne peut pas rendre vrai que a est G dans l'autre monde où a n'est pas F. Les internalistes peuvent expliquer cette différence de 'vérifaction' par la différence intrinsèque que présente a (à travers les deux mondes). Pour les nécessitaristes, par contre, les propriétés contingentes des choses ne peuvent pas influencer leurs 'vérifactions': la différence reste inexpliquée.


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© 2007 Philipp Keller, Département de Philosophie, Université de Genève
Veuillez citer l'auteur si vous utilisez ce cours.
("Philipp Keller 2007, "Introduction à la métaphysique", cours virtuel á l'Université de Genève, chapitre 6")
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