Département de Philosophie

Faculté de lettres, Université de Genève

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"Even if we grant that ways to be are entities - universals, or properties
in some other sense - still the predication is true not in virtue of the mere
existence of the thing and the property. It's true because the thing instantiates
the property. So says the Ostrich; why isn't he right?"
(Lewis 1992, 204)

Un argument vérifactionnel pour l'existence de propriétés

Les propriétés sont des manières d'être des choses. Contrairement aux notions ou concepts, elles ne peuvent pas être con?ßues, comprises, analysées ou exprimées. Contrairement aux ensembles ou fonctions, elles ne sont pas (toutes) abstraites. Chaque ensemble ou fonction ne représente pas une propriété: les propriétés sont 'rares' (cf. p. 42) et elles jouent un rôle explicatif en tant que bases ontologiques de nos prédications vraies. Elles sont les vérifacteurs de relations de ressemblance objective. Voici l'argument 'vérificationnel' pour l'existence des propriétés: les propriétés sont les meilleures candidates au statut de vérifacteurs des relations de ressemblance objective.

Armstrong décrit le problème des universaux comme le problème de l'identité dans la multiplicité

"The problem of universals is the problem of how numerically different particulars can nevertheless be identical in nature, all be of the same 'type'." (Armstrong 1978a, 41)

De ce que Oliver (1996, 46) appelle "the argument from the problem of universals", Armstrong (1978a, xiii) dit:

"Its premiss is that many different particulars can all have what appears to be the same nature ...The conclusion of the argument is simply that in general this appearance cannot be explained away, but must be accepted. There is such a thing as identity of nature."

Il me semble important de souligner qu' Armstrong prend pour 'donnée' de l'intuition une distinction entre deux types d'identité (identité numérique, identité qualitative) et non pas, comme beaucoup l'interprètent, une certaine conception de la phrase "a et b sont les deux F." Habituellement, on considère qu'Armstrong demande une analyse 'réductionniste' de

(OR) a et b ont une ressemblance objective.

en termes de

(ORR) a et b ont une propriété en commun.

L'"identité de nature", ce que a et b ont en commun, est interprétée comme une entité - la propriété qu'ils partagent. Le problème avec cette interprétation est qu'elle rapproche l'argument se basant sur la théorie des vérifacteurs d'un autre argument, celui qui se base sur la forme logique des phrases qui quantifient sur les propriétés. Cet argument dit qu'il y a des phrases vraies qui contiennent une quantification de deuxième ordre (cf. sct. 2.3) et qui quantifient donc sur des propriétés - d'après le critère d'engagement ontologique de Quine (cf.  sct. 2.1), il s'ensuit que ces phrases s'engagent à l'existence de propriétés.

(ORQ) Il y a une propriété que a et b ont en commun.

(ORQ), et d'autres phrases comme (cf. p. 14)

(Res) Le rouge ressemble plus au jaune qu'au vert.

ne semble pas être formalisable dans le langage de la logique standard de premier ordre.33 Cet argument, qui se base sur la forme logique, a deux désavantages:

  1. Sa force est tributaire de la confiance que nous accordons au critère d'engagement ontologique de Quine.
  2. Il ne motive pas l'acceptation de propriétés 'rares' (`sparse'). Les propriétés dont nous parlons sont très souvent des propriétés survenantes et non-basiques. Les propriétés dont Armstrong défend l'existence ne sont pas, ou ne sont pas principalement, des valeurs sémantiques de prédicats.

La distinction de Lewis (1983b) entre propriétés rares ("sparse properties") et propriétés abondantes ("abundant properties") est la suivante:

  1. Les propriétés abondantes sont, chez Lewis, des ensembles de choses actuelles et possibles; elles correspondent aux valeurs sémantiques des prédicats: dire que "Sam est soit rouge soit sur la Tour Eiffel" est dire que Sam, le référent de "Sam", est un membre de l'ensemble {x : x est rouge ∨ x est sur la Tour Eiffel} qui est une 'propriété' abondante. N'importe quel ensemble est une propriété abondante, même si la grande majorité de ces propriétés ne seront jamais désignées par une phrase d'une langue naturelle.
  2. Lewis (1983b) identifie un sous-ensemble des propriétés abondantes à des tropes ou des universaux à la Armstrong; ce sont ces propriétés-là qui "découpent le monde suivant ses articulations" ("cut nature at its joints"). Ce sont les propriétés rares qui sont résponsable pour des relations objectives de ressemblance et de dissimilarité. Leur nombre est limité à ce dont nous avons besoin pour expliquer la nature des choses. C'est pour cela que Armstrong , par exemple, n'accepte que l'existence de propriétés (logiquement) atomiques et conjonctives; il nie l'existence de propriétés disjonctives et négatives. Selon Lewis et Armstrong, ce sont les sciences (empiriques) qui nous diront quelles propriétés 'rares' existent (ils soutiennent donc des réalismes "a posteriori").

C'est aussi parce qu'il est réaliste au sujet des propriétés rares qu'Armstrong a besoin d'un argument - que nous avons appelé 'vérifactionnel' - autre que celui qui se base sur la forme logique de certaines phrases.

La position contraire à une position réaliste telle que celle d'Armstrong est celle du nominaliste qui soit donne une théorie non-réaliste des propriétés, soit nie le besoin d'une telle catégorie ontologique. Des nominalistes du premier type proposent des théories 'Ersatzistes' des propriétés et les con?ßoivent comme des fonctions, des ensembles, des concepts ou des prédicats (cf. la discussion dans (Armstrong 1978a)). Les nominalistes du deuxième type (appelés "les nominalistes autruche", "ostrich nominalists" par Armstrong), pensent qu'une affirmation comme (OR) ne devrait pas être analysée comme (ORR) mais comme

(ORN) a est F et b est F.

Armstrong a été assez dur avec cette espèce de nominalistes:

"Besides the five versions of Nominalism already outlined, we should perhaps include a sixth: Ostrich or Cloak-and-dagger Nominalism. I have in mind those philosophers who refuse to countenance universals but who at the same time see no need for any reductive analyses of the sorts just outlined. There are no universals but the proposition that a is F is perfectly all right as it is. [...] What such a Nominalist is doing is simply refusing to give any account of the type/token distinction, and, in particular, any account of types. But, like anybody else, such a Nominalist will make continual use of the distinction. Prima facie, it is incompatible with Nominalism. He therefore owes us an account of the distinction. It is a compulsory question in the examination paper." (Armstrong 1978a), 16-17)

Les nominalistes autruches refusent d'expliquer la vérité de (OR), comme le leur demande Armstrong:

"Predication has to come to an end somewhere. As a nominalist, my claim is simply that predication comes to an end with particulars: fundamental predicates describe fundamental particulars, and if the predicates are truly applied, the particulars are as they are described." (Aune 1984, 167)

Qui plus est, ils affirment parfois qu'une telle explication n'est même pas possible:

"When the demand for an account [of 'a has the property F'] - for a place in one's system - turned into a demand for an analysis, then I say that that the question ceased to be compulsory. And when the analysandum switched, from Moorean facts of apparent sameness of type to predication generally, then I say the question ceased to be answerable at all. [...] The ostrich that will not look at it is a wise bird indeed." (Lewis 1983b, 21)

Cependant, la position du nominalisme autruche pose deux problèmes: (i) premièrement, il est incomplet: sur quoi se fonde le nominaliste autruche pour affirmer que les deux occurrences de "F" dans (ORN) se réfèrent à la même qualité? (ii) Deuxièmement, parce qu'il se contente d'une analyse sémantique, le nominaliste autruche ne répond pas à la question ontologique d'Armstrong. Cette question trouve sa motivation dans l'argument qu'Armstrong appelle l'argument 'un à travers plusieurs' ("One over Many"). Imaginons une représentation schématique des natures qualitatives de trois choses a, b, c:

F G H etc
a x x
b x x
c x x
etc

La question soulevée par l'argument 'un à travers plusieurs' (One-Over-Many) est la suivante: qu'ont ces inscriptions dans les colonnes de commun? On a aussi la question 'plusieurs à travers un' (Many-Over-One): qu'ont les inscriptions dans les lignes de commun?



Le nominalisme de la ressemblance

Récemment, une théorie 'Ersatziste' que Armstrong (1978a, 44-57) avait 'réfutée' très brièvement a connu une renaissance. Il s'agit du nominalisme de la ressemblance ("resemblance nominalism"), ressuscité de son sommeil par Rodríguez-Pereyra (2000). Le nominalisme de ressemblance analyse (OR) ainsi (Rodríguez-Pereyra(2002), 4) :

(RP) a et b ressemblent aux mêmes objets.

Il dit même que a a sa propriété F en vertu de sa ressemblance aux Fs et que ce sont ces autres Fs qui rendent a F:

"If universals are what accounts for resemblances among particulars, it might be asked, do we really need them? Would it not be more economical to postulate a single relation of resemblance instead of a vast array of universals? The resemblance nominalist answers "yes" to these questions. The central claim of resemblance nominalism, then, is that what makes any F-entity F is that it resembles the F-entities." (Rodríguez-Pereyra 2002, 4).

A part son manque de plausibilité,34 cette analyse présente trois problèmes principaux:

  1. Parce qu'il est engagée ontologiquement à l'existence (au sens de Lewis) d'un animal avec un coeur et sans reins (ou vice-versa), le nominaliste de la ressemblance doit présupposer le réalisme modal pour résoudre la 'difficulté des propriétés coextensives': même si toute créature qui a un coeur a des reins et vice-versa, on distingue les propriétés avoir des reins et avoir un coeur. (RP), cependant, les identifie si les 'objets' n'incluent pas les objets, seulement possibles, qui ont un coeur mais pas de reins (ou ceux qui ont des reins mais pas de coeur).
  2. La nature de la ressemblance selon (RP) semble bien différente de la nature de ce que nous appelons ordinairement "ressemblance" et que nous devons donc prendre pour donnée 'primitive'. Or, la théorie n'explique pas cette divergence avec notre usage ordinaire du mot "ressemblance".35
  3. Pour éviter le regressus de Bradley, le nominaliste de la ressemblance doit traiter différemment la relation de ressemblance et les relations qui fondent la ressemblance.36 Il a aussi besoin de 'trivialiser' le nécessitarisme des vérifacteurs en affirmant que toute chose existe nécessairement dans le monde possible ou elle existe (Bird 2003).

Le deuxième point est particulièrement problématique. La notion primitive de Rodríguez-Pereyra est "x et y se ressemblent au degré n", qui est analysée comme suit (Rodríguez-Pereyra 2002, 65):

(Rd) x ressemble à y au degré n ssi il y a exactement n 'ensembles qualitatifs' qui ont x et y en commun

Etant donné que les "ensembles qualitatifs" sont définis sur la base de la relation de ressemblance, nous ne pouvons pas considérer (Rd) comme une définition. On devrait plutôt voir en (Rd) une thèse substantielle, ce qui n'est pas plausible: nous ne diposons d'aucune notion d''ensembles qualitatifs' qui ne présuppose pas une notion de ressemblance et quelque chose comme (Rd) (cf. Dorr 2005, 458).



Universaux ou tropes?

Les propriétés (exclusivement) comme universaux

A supposer que des propriétés existent, comment les analyser? Il existe deux théories principales sur le marché des idées: les propriétés comme universaux et les propriétés comme tropes.

Considérons la première théorie: les propriétés comme universaux. Les universaux sont des propriétés qui dans toutes leurs exemplifications sont numériquement et qualitativement identiques.

  1. Les raisons pour:
    1. Les universaux nous permettent de rendre compte de phrases comme "a et b partagent une propriété", "a et b ont en commun qu'elles sont bleues" etc. Les choses qui se ressemblent ont littéralement quelque chose en commun, à savoir un universel.
    2. Les universaux sont des 'ones over many' - nous pouvons analyser l'identité qualitative de deux choses comme identité numérique de leurs universaux.
  2. Les raisons contre:
    1. Comment les universaux sont-ils 'entièrement présents' dans toutes leurs exemplifications? Si le rouge est 'dans' mon pull, mais aussi 'dans' l'encre de mon stylo, le rouge ne se trouve-t-il pas, par voie de conséquence, à une distance de 30 cm. de lui-même? En effet, les universaux sont localisés de manière multiple - nous avons donc besoin d'une distinction entre les propriétés 'exclusives' (liées à une exemplification particulière) et 'non-exclusives' des universaux. La location spatiotemporelle, par exemple, sera une propriété exclusive.
    2. En quoi consiste la relation d'exemplification? S'il s'agit d'un universel, nous retombons dans le regressus de Bradley: si un universel d'exemplification est impliqué si a est F, alors cet universel doit lui-même être exemplifié (et ainsi de suite).

Les propriétés (exclusivement) comme tropes

Considérons la seconde théorie: les propriétés comme tropes. Les tropes sont des propriétés qui sont numériquement différentes dans toutes leurs exemplifications, mais qui sont identiques qualitatitivement. Ils 'sont inhérents' à leurs porteurs, en dépendent pour leur identité (une trope ne pourrait pas être ce qu'elle est si elle avait un autre porteur) et instancient les types.

  1. Les raisons pour:
    1. Les tropes nous permettent de conserver nos (prétendues) convictions pré-théoriques que tous les êtres sont des particuliers.
    2. Nous parlons des tropes, par exemple du sourire de Marie, sourire qu'elle seule peut avoir.
    3. Les tropes sont localisables dans l'espace; ils sont causalement efficaces de manière non problématique.
  2. Les raisons contre:
    1. L'économie ontologique (le rasoir d'Ockham): pour analyser les relations de ressemblance objective, nous avons besoin de tropes et soit d'une relation de ressemblance primitive soit de types de tropes.
    2. En quoi consistent l'instanciation et la relation d'inhérence?
    3. Le problème de la dissection: est-ce que les tropes ont des parties ou des subtropes?
    4. Le regressus de Bradley: ou bien les tropes peuvent être transférés ou bien ils ne peuvent pas l'être.
      1. Quelle est la relation entre Maria et son sourire, si les tropes ne peuvent pas être transférés? Nous avons besoin d'un lien métaphysique qui ne peut pas être rompu. Ce lien particulièrement étroit semble être une relation, mais ne peut pas être un trope, sans quoi il en résulterait une régression à l'infini (cf. p. 62).
      2. S'ils peuvent être transférés, ils ne peuvent pas être individués par le biais de leur porteur ou de leur localisation spatiale. En quoi se distinguent alors deux tropes du même type?

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© 2007 Philipp Keller, Département de Philosophie, Université de Genève
Veuillez citer l'auteur si vous utilisez ce cours.
("Philipp Keller 2007, "Introduction à la métaphysique", cours virtuel á l'Université de Genève, chapitre 6")
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