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Que veut dire avoir ou exemplifier une propriété? Est-ce que cela signifie être en relation avec une propriété? Mais la chose ne doit-elle pas elle aussi exemplifier cette relation pour exemplifier la propriété correspondante? Le relation d'exemplification, ne doit-elle pas elle-même "obtenir" (cf. le glossaire)? Si l'exemplification est caractérisée comme relation, il semble y avoir régression (regressus ad infinitum): dans le cas précis, c'est le fameux 'regressus de Bradley':
Fa | → | a exemplifie F |
→ | <a, F> exemplifie Exemplification1 | |
→ | <<a, F>, Exemplification1> exemplifie Exemplification2 | |
→ | <<<a, F>, Exemplification1>, Exemplification2> exemplifie Exemplification3 |
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→ | ... |
Il faut toutefois noter que les régressions ne sont pas forcément vicieuses - vicieuses dans le sens qu'elles constituent un argument contre les prémisses dont elles découlent. La régression de vérité est un exemple de régression "bénigne":
p | → | il est vrai que p |
→ | il est vrai que (il est vrai que p) | |
→ | il est vrai que (il est vrai que (il est vrai que p)) | |
→ | il est vrai que (il est vrai que (il est vrai que (il est vrai que p))) | |
→ | ... |
Cette régression découle de deux prémisses qui sont toutes les deux considérées comme non-problématiques:
(T) il est vrai que p ⇔ p
Parfois, les régressions sont mêmes essentielles, comme l'est la régression des nombres naturels (si x est un nombre naturel, alors le successeur de x [x+1] l'est aussi).
Un exemple de régression très discutée dans la métaphysique des propriétés est le "Troisième Homme" de Platon (Parménide 132a-b).58 Elle découle de trois prémisses:
Supposons qu'il y ait des Fs. Alors par (i) ils participent d' une forme F qui, par (iii), est elle-même F. Alors les F et F doivent, par (ii), participer d'une forme différente, F', qui, par (iii), est également F et donc participe, avec les F et F, d'une forme encore différente, F", etc. Il s'ensuit qu'il y a une infinité de formes desquelles les F participent.
Est-ce mauvais? S'agit-il ici d'une régression vicieuse ou bénigne? D'après certains, une régression est le symptôme d'une contradiction sous-jacente. Waismann59 (1956) montre comment la preuve que √2 est transcendant (n'est pas un nombre rationnel, Q) peut être formulée sous forme de régression à l'infini.
Nous pouvons présenter cette régression comme réduction à l'absurde de la supposition que √2 est rationnel:
Comme Nolan (2001: 526-527) et Vlastos (1954) le montrent, cette preuve et le 'Troisième Homme' de Platon peuvent être formulés comme des ensembles de prémisses inconsistants. Dans le cas du 'Troisième Homme', nous concluons de (i) que F est la forme de laquelle les F participent et qui, par (ii), est unique. Mais il s'ensuit de (iii) qu'elle ne peut pas être unique, donc nous avons une contradiction:
A part ces exemples drastiques, il existe des types de régression qui ne relèvent pas de la présence d'une contradiction, mais sont également vicieux. Nous pouvons distinguer différentes variantes de régression vicieuse:
Nous avons un exemple clair de régression ontologique inacceptable si une régression nous oblige à postuler une infinité de choses d'un type dont nous savons qu'il n'y a qu'un nombre fini d'exemplaires (Nolan (2001, 532) mentionne les croyances et les intentions occurrentes, ainsi que les poules et les oeufs). Mais même dans d'autres cas, la postulation d'une infinité de choses d'un certain type peut nous mettre mal à l'aise. Nous avons alors à faire à une application du principe de parcimonie appelé 'rasoir d'Occam', "Les entités ne doivent pas être multipliées au-delà de ce qui est nécessaire" (entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem).
Les deux autres types de régression sont plus difficiles à caractériser. Une régression explicative est mauvaise parce qu'elle nous empêche d'arriver au bout de l'explication initiale - si elle présuppose des choses qui sont également à expliquer, même l'explication initiale n'aboutit pas à son but. Cependant, toute explication doit rester 'incomplète' d'une certaine manière: personne ne peut tout expliquer, surtout pas en même temps. De la même manière, une régression épistémique nous empêche de savoir la vérité qui est à son origine.
Revenons à la régression de Bradley. Bien avant la question de Bradley - "What is the difference between a relation which relates in fact and one which does not so relate?" (Bradley 1911, 74) - Russell est déjà de l'avis que l'exemplification est une "pseudo relation" (Russell 1903, §94). la régression de Bradley est généralement invoquée comme raison de ne pas construire l'exemplification (la relation qui lie une chose et une propriété si et seulement si la chose a la propriété) comme une relation. C'est pour cette raison qu'Armstrong (1978a, 20, 41, 54, 70) nie que l'exemplification est un universel et que Strawson (1959, 169) parle d'un "non-relational tie". A la suite de l'analyse fonctionnaliste de la prédication par Frege, la thèse selon laquelle la prédication n'est pas analysable s'est imposée. Lewis (1983b, 22) a par exemple interprété l'argument 'vérifactionnel' d'Armstrong pour l'existence des états de choses comme une invitation "to do away with all unanalysed predication" et tient cette invitation comme non réalisable. Examinons donc la régressiond'un peu plus près.60
Le 'regressus de Bradley' comme argument contre les tropes: Considérons d'abord un analogue de la régression de Bradley dans la théorie des tropes:
Fa | → | possède un trope b du type F |
→ | <a,b> possèdent un trope c1 du type Possession | |
→ | <<a,b>, c1> possèdent un trope c2 du type Possession | |
→ | <<<a,b>, c1>, c2> possèdent un trope c3 du type Possession | |
→ | ... |
Si les tropes sont individualisés par leurs porteurs, nous avons c1 ≠ c2 et donc une infinité de tropes du type Possession. Pour éviter la régression ontologique (qui semble être vicieuse), l'ami des tropes doit nier qu'il y a des tropes du type Possession: il dira typiquement que la relation entre un particulier et un de ses tropes est 'interne' ou 'nécessaire' et que les relations internes ou nécessaires ne sont pas des 'additions ontologiques' et ne correspondent donc pas à des tropes. Il dira la même chose d'une régression de tropes du type Ressemblance:
Fa ∧ Fb | → | possède c1 ∧ b possède c2 ∧ c1 et c2 sont du type F |
Fa ∧ Fc | → | possède c1 ∧ b possède c3 ∧ c1 et c3 sont du type F |
→ | <c1,c2> possèdent un trope d1 du type Ressemblance | |
→ | <c1, c3> possèdent un trope d2 du type Ressemblance | |
→ | <d1, d2> possèdent un trope e1 du type Ressemblance | |
→ | ... |
La réponse des amis des tropes sera la même: la ressemblance est une relation interne qui survient sur des bases monadiques dans ses termes et n'aura donc pas besoin d'être 'tropisée' elle-même.
Le regressus de Bradley comme argument contre les universaux: Voici l'argument d'Armstrong pour nier l'existence d'une relation d'exemplification:
Cet argument présuppose que l'exemplification, si elle est une relation, est une relation externe.61 Elle ne saurait, le cas échéant, être une relation interne car elle est (dans beaucoup de cas) contingente:
Mais il semble que l'exemplification peut toujours être une relation interne dans le sens de Lewis. Comme la régression de la vérité, la régression d'exemplification ne serait donc pas vicieuse.62
Selon Aristote, la vérité représente la combinaison d'un sujet et d'un prédicat dans le monde (Mét., 1027b22, 1051b32). Brentano et Bolzano ont tous deux analysé le schéma "Fa" qui est considéré comme élémentaire dans la logique frégéenne. Bolzano considère la copule comme une partie signifiante d'une 'proposition en-soi' atomique:
"Socrate est sage", par exemple, où "sage" représente un 'concretum', aura selon Bolzano donc le même sens que "Socrate a sagesse" ou "sagesse" représente l''abstractum' qui correspond à "sage" et "a" dans "A a b" représente la copule.
Selon Brentano (1874, VII, 6 et 7), toute proposition atomique est de forme existentielle:
Socrate court | → | Socrate est un coureur |
→ | Le coureur Socrate existe |
Mais la question de savoir si l'exemplification ne pourrait pas malgré tout être analysée comme une relation formelle demeure. On peut essayer de saisir, par exemple, l'avoir d'une propriété comme localisation dans un espace de propriétés. Dans un certain sens (peut-être métaphorique), les propriétés (intrinsèques) d'une chose se laissent ensuite saisir en des parties (non spatio-temporelles).63 Il y a deux avantages à saisir l'exemplification comme relation: (i) premièrement, les modifications adverbiales se laissent exclure de la loi de Leibniz de l'indiscernabilité des identiques; (ii) deuxièmement, nous pouvons caractériser les définitions adverbiales autrement que par une ontologie d'événements.
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© 2007 Philipp Keller, Département de Philosophie, Université de Genève
Veuillez citer l'auteur si vous utilisez ce cours. ("Philipp Keller 2007, "Introduction à la métaphysique", cours virtuel á l'Université de Genève, chapitre 10") Questions et commentaires |
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