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Certaines propriétés ont un rapport particulièrement intime avec l'identité de leurs porteurs. Ce n'est pas 'par hasard' (métaphysique) que Socrate est humain ou que Willard est rationnel - s'ils n'étaient pas humains et rationnels, il ne seraient pas ce qu'ils sont. Parmi ces propriétés, il y a celles que Quine a seulement en vertu de ce qu'il est. Une analyse modale de ces propriétés serait la suivante:
(MA) a est essentiellement F : ⇔ ∟(a est F)
(MA) est problématique pour beaucoup de raisons. Par exemple, il s'ensuit de (MA) que
Kit Fine (1994) a généralisé cette critique et l'a prise en compte dans deux analyses modales de l'essence qui se soustraient au moins au premier problème:
(MA') a est essentiellement F : ⇔ ∟(a existe → Fa)
(MA") a est essentiellement F : ⇔ ∟∀x(x = a → Fa)
En particulier, il a formulé trois critiques contre la direction droite-à-gauche de ces biconditionnels:
Ces contre-exemples montrent que l'analyse modale des caractéristiques nécessaires proposée sur-généralise (elle rend le verdict que certaines propriétés sont essentielles alors qu'elles ne le sont pas) et de ce fait est trop forte.
La critique apportée par Fine à la définition modale de l'essence se laisse-t-elle généraliser? Dans l'ensemble, il semble possible que deux interlocuteurs soient d'accord sur toutes les nécessités, mais puissent néanmoins avoir différentes opinions sur la question de savoir quelles caractéristiques sont essentielles pour quels objets. D'après Fine, la raison de cela est que les affirmations essentialistes sont plus fortes que de simples affirmations de nécessité: elles touchent également les sources de ces nécessités. Plutôt que de considérer l'essence comme un cas spécial de la nécessité métaphysique, il caractérise les nécessités métaphysiques comme des vérités fondées dans les essences de toutes les entités:
D'après cette conception, la notion d'essence "joue un rôle similaire [à la notion de nécessité] mais avec une maille plus fine" (Fine 1994, 3). Il caractérise l'essence à l'aide d'une notion primitive de dépendance ontologique: l'essence d'une chose est la quantité de ses propositions qui sont vraies en raison de la nature (ou de l'identité) de cette chose, où 'être vrai en raison de' est une "relation non-analysée entre un objet et une proposition" (Fine 1995, 273).
Pour analyser la nécessité de cette façon par l'essence, Fine accepte la direction gauche-à-droite du bi-conditionnel modal (MA): si a est essentiellement F, il est impossible que a soit F. Une motivation possible pour cela c'est la survenance des propriétés modales sur les propriétés non-modales: la nécessité doit être ancrée dans l'existence d'entités contingentes.
Fine critique la réduction de l'essence à la modalité (i.e. aux concepts de nécessité de possibilité), et propose une réduction inverse. C'est la modalité qui se réduit à l'essence, dit-il. Plus précisemment, la thèse de Fine est qu'être nécessaire, c'est être vrai en vertu de la nature de certaines choses. Autrement dit, l'idée est qu'étant donnée n'importe quelle proposition p qui est nécessairement vraie, (i) il y a certains objects x, y, z, ...tels que p est vraie en vertu de la nature de x, y, z, ..., et (ii) le fait pour p d'être nécessaire consiste précisemment dans le fait pour p d'être vraie en vertu de la nature de ces objets. Un projet de fondation pareil nous oblige-t-il à "prendre une nécessité métaphysique pour une proposition vraie en vertu de l'identité de tous les objets" (Fine 1994, 15)? J'en doute.
La thèse selon laquelle toute propriété essentielle est nécessaire est certainement plausible. Peut-on imaginer ce que serait une propriété essentielle mais non nécessaire ? Ce serait une propriété essentielle mais que l'objet n'a pas dans tous les mondes possibles (ce qui serait impossible par exemple avec la définition de Lewis des propriétés essentielles, cf. ch. 1.3). Ce qui rend cette chose plus difficile à concevoir c'est qu'on a tendance à penser que retirer une propriété essentielle à un objet c'est le faire cesser d'exister ou en faire un autre objet. J'aimerais cependant argumenter qu'il y a des propriétés essentielles mais contingentes et que la propriété d'être constitué par tel ou tel bloc de bois en est un exemple (cf. sct. 13.3). Cela implique que quelque chose peut, sans être a et même sans avoir la même essence que a, représenter une possibilité pour a .
Avant de défendre cette position, voici quelques raisons de ne pas abandonner seulement la direction droite-à-gauche mais aussi la direction gauche-à-droite de (MA):
Avant de préciser (iv), nous devons brièvement développer le débat entre Kripke et Lewis sur les caractéristiques modales de re. Cette digression nous permettra de déterminer les enjeux d'une 'réduction' de la nécessité à l'essence et soulèvera également quelques questions intéressantes d'ordre méthodologique.
Dans sa défense de la thèse que les noms propres se réfèrent directement à leurs référents (autremment dit, qu'ils sont des 'désignateurs rigides'), Kripke a soulevé l'"objection de Humphrey" contre le réalisme modal de David Lewis: s'il est vrai que Hubert Humphrey (le démocrate qui a perdu en 1968 l'élection présidentielle américaine contre Richard Nixon avec 31270533 contre 31770237 voix) aurait pu gagner l'élection, dit Lewis (1968, 28), cela veut dire qu'une autre entité causalement et spatio-temporellement isolée d'Humphrey (une 'contrepartie' d'Humphrey) a gagné l'élection. Kripke (1980, 45, n. 13) a objecté contre cela que Humphrey, s'il se pose la question, se demande s'il aurait pu lui-même gagner l'élection et qu'il ne pose pas la question par rapport à une autre personne qui lui est semblable mais avec laquelle il n'a pas de contact causal:
Allen Hazen a pris la défense de Lewis. Pour lui, Lewis propose une traduction du discours modal dans sa théorie des contreparties:
Cette réponse n'est pas entièrement satisfaisante car Lewis ne propose pas seulement une alternative à la logique modale standard, mais aussi une alternative ontologique. Dans sa première réponse, Lewis affirme que sa théorie porte sur les vérifacteurs et non pas la grammaire de surface des expressions modales:
Lewis explique plus tard que la description alternative de ces vérifacteurs ne doit pas être intuitive pour être acceptable:
La question pertinente ne concerne donc pas la paraphrase logique des expressions modales, mais la question ontologique et métaphysique de savoir sur quoi l'applicabilité d'un prédicat modalisé à une entité contingente est fondée. Le désaccord entre Kripke et Lewis est donc le plus charitablement interprété comme concernant le bien-fondé d'une théorie réaliste des essences. Pour Lewis, dire d'une entité a qu'une propriété lui est essentielle n'est rien d'autre que de dire que l'espace des mondes possibles est tels que toutes les contreparties de a sont F. Kripke, par contre, renverse la direction de l'explication: d'après lui, les propriétés essentielles de a ne sont pas déterminées par son 'comportement' contre-factuel, mais en revanche déterminent ce comportement:
De mon point de vue, ce diagnostique permet de réunir les intuitions de Kripke et de Lewis.
Kripke a raison de dire que nous pouvons poser des questions au sujet des entités actuelles environnantes qui n'impliquent pas la question par quoi et comment ces entités sont représentées dans nos scénarios contre-factuels. Il y a un discours modal qui est fondamentalement de re et c'est le discours essentiel. Lewis, de son côté, a raison de dire que nous pouvons prédiquer des possibilités de ces entités actuelles qui sont des possibilités pour elles en vertu des caractéristiques actuelles qu'elles possèdent. La phrase "il aurait pu être une pieuvre" peut être vraie de Socrate sans qu'il nous faille imaginer un scénario où cette personne-là produise l'encre noire que l'on mange avec les pâtes. Il y a, autrement dit, des scénarios modaux qui sont à propos des choses environnantes, mais néanmoins d'une certaine manière de dicto.
Nous devons distinguer deux applications différentes des expressions modales:
Un slogan: l'essence est de re, la modalité est de dicto.
Considérons plus en détail une caractéristique relationnelle et essentielle et prenons l'exemple légendaire de Kripke pour la thèse que la constitution matérielle d'une chose lui est essentielle:
Normalement "We could conceivably discover that ...But let us suppose that it is not." est conçu comme une distinction entre les modalités épistémiques et aléthiques:
Je pense, cependant, qu'il s'agit ici d'une distinction entre les déterminations essentielles et ontologiques (= modales):
Être faite de bois est une caractéristique essentielle mais qui n'est pas nécessaire pour cette table.
Regardons l'argument de Kripke dans la deuxième plus fameuse note de bas de page de notre époque philosophique:
Kripke nous demande de nous imaginer que
Dans le monde contre-factuel, B et D sont deux tables différentes puisqu'elles sont faites de deux blocs de bois différents. Par la nécessité de la non-identité (si B ≠ D, alors nécessairement B ≠ D), il conclut que B et D seraient actuellement différents et donc que B n'aurait pas pu être fait de C. Nous pouvons réconstruire l'argument comme suit:
Le problème avec cet argument est le passage de (ii) à (iii): il semble présupposer que "la table constituée par cette pièce de bois" est un désignateur rigide. Nous ne sommes aucunement contraints, cependant, d'accorder cela à Kripke: le fait que quelqu'un d'autre aurait pu être le président des États-Unis et que, dans ce cas-là, George W. Bush et le président des États-Unis seraient deux personnes différentes, nous ne pouvons pas conclure par la nécessité de la non-identité que George W. Bush n'est pas le président des États-Unis. Il me reste à ajouter que je ne suis pas terriblement convaincu par mon contre-argument.
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© 2007 Philipp Keller, Département de Philosophie, Université de Genève
Veuillez citer l'auteur si vous utilisez ce cours. ("Philipp Keller 2007, "Introduction à la métaphysique", cours virtuel á l'Université de Genève, chapitre 13") Questions et commentaires |
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