Département de Philosophie

Faculté de lettres, Université de Genève

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"This notion, truth in actuality solely in virtue of what the subject is,
involves, at least at first blush, neither mention of how we know
the truth nor reference to its stability in counterfactual worlds."
(Almog 1991, 226)

La définition modale de l'essence

Certaines propriétés ont un rapport particulièrement intime avec l'identité de leurs porteurs. Ce n'est pas 'par hasard' (métaphysique) que Socrate est humain ou que Willard est rationnel - s'ils n'étaient pas humains et rationnels, il ne seraient pas ce qu'ils sont. Parmi ces propriétés, il y a celles que Quine a seulement en vertu de ce qu'il est. Une analyse modale de ces propriétés serait la suivante:

(MA) a est essentiellement F : ⇔ ∟(a est F)

(MA) est problématique pour beaucoup de raisons. Par exemple, il s'ensuit de (MA) que

  1. si a est essentiellement F, alors a existe par nécessité.
  2. toute vérité nécessaire correspond à une propriété essentielle de a (a est essentiellement tel que p, pour toute vérité nécessaire "p").
  3. il n'est pas possible qu'une relation soit essentielle pour un de ses relata et accidentelle pour l'autre.

Kit Fine (1994) a généralisé cette critique et l'a prise en compte dans deux analyses modales de l'essence qui se soustraient au moins au premier problème:

(MA') a est essentiellement F : ⇔ ∟(a existeFa)
(MA") a est essentiellement F : ⇔ ∟∀x(x = aFa)

En particulier, il a formulé trois critiques contre la direction droite-à-gauche de ces biconditionnels:

  1. Si Socrate existe, alors par nécessité l'ensemble qui ne contient que Socrate (que nous appelons "{ Socrate }") existe. Si cet ensemble existe, alors par nécessité Socrate existe aussi. Si les deux existent, alors Socrate est nécessairement un élément (en fait le seul élément) de cet ensemble. Nous aimerions dire, cependant, qu'il est essentiel à l'ensemble de contenir Socrate, mais accidentel à Socrate d'être contenu dans cet ensemble.67
  2. Si toutes les vérités essentielles étaient nécessaires, on pourrait déduire les essences de toutes les choses de l'essence de Socrate.68 Mais les essences sont spécifiques: je peux connaître l'essence d'une chose, mais ignorer celle d'une autre chose.
  3. Si Socrate existe, alors ses parents, son bras gauche etc., existent par nécessité. Si (l'existence de) ces choses lui sont essentielles ou non ne devrait cependant pas être déterminé par la définition seule de l'essence.

Ces contre-exemples montrent que l'analyse modale des caractéristiques nécessaires proposée sur-généralise (elle rend le verdict que certaines propriétés sont essentielles alors qu'elles ne le sont pas) et de ce fait est trop forte.

La critique apportée par Fine à la définition modale de l'essence se laisse-t-elle généraliser? Dans l'ensemble, il semble possible que deux interlocuteurs soient d'accord sur toutes les nécessités, mais puissent néanmoins avoir différentes opinions sur la question de savoir quelles caractéristiques sont essentielles pour quels objets. D'après Fine, la raison de cela est que les affirmations essentialistes sont plus fortes que de simples affirmations de nécessité: elles touchent également les sources de ces nécessités. Plutôt que de considérer l'essence comme un cas spécial de la nécessité métaphysique, il caractérise les nécessités métaphysiques comme des vérités fondées dans les essences de toutes les entités:

"...any essentialist attribution will give rise to a necessary truth; if certain objects are essentially related then it is necessarily true that the objects are so related (or necessarily true given that the objects exist). However, the resulting necessary truth is not necessary simpliciter. For it is true in virtue of the identity of the objects in question; the necessity has its source in those objects which are the subject of the underlying essentialist claim." (Fine 1994, 8-9)

D'après cette conception, la notion d'essence "joue un rôle similaire [à la notion de nécessité] mais avec une maille plus fine" (Fine 1994, 3). Il caractérise l'essence à l'aide d'une notion primitive de dépendance ontologique: l'essence d'une chose est la quantité de ses propositions qui sont vraies en raison de la nature (ou de l'identité) de cette chose, où 'être vrai en raison de' est une "relation non-analysée entre un objet et une proposition" (Fine 1995, 273).

Pour analyser la nécessité de cette façon par l'essence, Fine accepte la direction gauche-à-droite du bi-conditionnel modal (MA): si a est essentiellement F, il est impossible que a soit F. Une motivation possible pour cela c'est la survenance des propriétés modales sur les propriétés non-modales: la nécessité doit être ancrée dans l'existence d'entités contingentes.

Fine critique la réduction de l'essence à la modalité (i.e. aux concepts de nécessité de possibilité), et propose une réduction inverse. C'est la modalité qui se réduit à l'essence, dit-il. Plus précisemment, la thèse de Fine est qu'être nécessaire, c'est être vrai en vertu de la nature de certaines choses. Autrement dit, l'idée est qu'étant donnée n'importe quelle proposition p qui est nécessairement vraie, (i) il y a certains objects x, y, z, ...tels que p est vraie en vertu de la nature de x, y, z, ..., et (ii) le fait pour p d'être nécessaire consiste précisemment dans le fait pour p d'être vraie en vertu de la nature de ces objets. Un projet de fondation pareil nous oblige-t-il à "prendre une nécessité métaphysique pour une proposition vraie en vertu de l'identité de tous les objets" (Fine 1994, 15)? J'en doute.

La thèse selon laquelle toute propriété essentielle est nécessaire est certainement plausible. Peut-on imaginer ce que serait une propriété essentielle mais non nécessaire ? Ce serait une propriété essentielle mais que l'objet n'a pas dans tous les mondes possibles (ce qui serait impossible par exemple avec la définition de Lewis des propriétés essentielles, cf. ch. 1.3). Ce qui rend cette chose plus difficile à concevoir c'est qu'on a tendance à penser que retirer une propriété essentielle à un objet c'est le faire cesser d'exister ou en faire un autre objet. J'aimerais cependant argumenter qu'il y a des propriétés essentielles mais contingentes et que la propriété d'être constitué par tel ou tel bloc de bois en est un exemple (cf. sct. 13.3). Cela implique que quelque chose peut, sans être a et même sans avoir la même essence que a, représenter une possibilité pour a .

Avant de défendre cette position, voici quelques raisons de ne pas abandonner seulement la direction droite-à-gauche mais aussi la direction gauche-à-droite de (MA):

  1. Si nous voulons caractériser les nécessités comme des vérités fondées dans l'être d'une chose quelconque, nous semblons nous engager à un principe de cumulativité des ces essences: si p appartient à l'essence de a et q appartient à l'essence de b, alors pq appartient-il à l'essence de a + b? Cette compréhension "disjonctive" des sommes semble contre-intuitive: l'essence de a + b semble au contraire plus 'fine' que les essences de a et de b.69
  2. Il semble de toute manière y avoir des nécessités qui ne sont pas fondées dans l'essence d'une chose: il pourrait par exemple être nécessaire qu'il existe quelque chose (n'importe quoi) sans qu'il y ait un être qui existe nécessairement.
  3. Le projet de 'fonder' les nécessités dans les essences des choses présuppose une manière d'attribuer chaque nécessité à une chose ou une autre. Cette présupposition semble problématique, ainsi que la notion d'"être à propos de" à l'aide de laquelle elle est explicitée. Qu'est-ce qu'a la nécessité de "Socrate est méchant ou n'est pas méchant" a à faire avec l'essence de Socrate?
  4. Si nous caractérisons la relation de dépendence ontologique entre deux choses comme co-variation modale de leurs existences (a est ontologiquement dépendent de b ss'il n'est pas possible que a existe sans b)70 et tenons les substances (suivant la tradition) pour des entités ontologiques indépendantes, alors rien ne peut être une substance sans posséder une propriété relationnelle essentielle.

Avant de préciser (iv), nous devons brièvement développer le débat entre Kripke et Lewis sur les caractéristiques modales de re. Cette digression nous permettra de déterminer les enjeux d'une 'réduction' de la nécessité à l'essence et soulèvera également quelques questions intéressantes d'ordre méthodologique.

La modalité de re

Dans sa défense de la thèse que les noms propres se réfèrent directement à leurs référents (autremment dit, qu'ils sont des 'désignateurs rigides'), Kripke a soulevé l'"objection de Humphrey" contre le réalisme modal de David Lewis: s'il est vrai que Hubert Humphrey (le démocrate qui a perdu en 1968 l'élection présidentielle américaine contre Richard Nixon avec 31270533 contre 31770237 voix) aurait pu gagner l'élection, dit Lewis (1968, 28), cela veut dire qu'une autre entité causalement et spatio-temporellement isolée d'Humphrey (une 'contrepartie' d'Humphrey) a gagné l'élection. Kripke (1980, 45, n. 13) a objecté contre cela que Humphrey, s'il se pose la question, se demande s'il aurait pu lui-même gagner l'élection et qu'il ne pose pas la question par rapport à une autre personne qui lui est semblable mais avec laquelle il n'a pas de contact causal:

"...if we say 'Humphrey might have won the election (if only he had done such-and-such)', we are not talking about something that might have happened to Humphrey, but to someone else, a "counterpart". Probably, however, Humphrey could not care less whether someone else, no matter how much resembling him, would have been victorious in another possible world." (Kripke 1980, 45, n. 13)71

Allen Hazen a pris la défense de Lewis. Pour lui, Lewis propose une traduction du discours modal dans sa théorie des contreparties:

"Kripke's argument confuses sentences of the technical language of Lewis's semantic theory, which are outside our natural language or at least constitute an extension of it, with sentences of our ordinary language, and so misapplies intuitive judgements about sentences of ordinary language to the technical ones." (Hazen 1979, 321)

Cette réponse n'est pas entièrement satisfaisante car Lewis ne propose pas seulement une alternative à la logique modale standard, mais aussi une alternative ontologique. Dans sa première réponse, Lewis affirme que sa théorie porte sur les vérifacteurs et non pas la grammaire de surface des expressions modales:

"I think intuition is well enough satisfied if we take "myself" [in Humphrey's thinking 'I myself might have won'] to modify "might have won." Humphrey thinks that he himself, and not someone else who resembles him, has the modal property expressed by "might have won." And that is true on anybody's theory. In counterpart theory, it is true because Humphrey himself, in virtue of his own qualitative caracter, is such as to have some winners for counterparts." (Lewis 1983d, 42)

Lewis explique plus tard que la description alternative de ces vérifacteurs ne doit pas être intuitive pour être acceptable:

"I think counterpart theorists and ersatzers are in perfect agreement that there are other worlds (genuine or ersatz) according to which Humphrey - he himself! (stamp the foot, bang the table) - wins the election. [...] Counterpart theory does say (and ersatzism does not) that someone else - the victorious counterpart - enters into the story of how it is that another world represents Humphrey as winning, and thereby enters into the story of how it is that Humphrey might have won. [...] Thanks to the victorious counterpart, Humphrey himself has the requisite modal property: we can truly say that he might have won. There is no need to deny that the victorious counterpart also makes true a second statement describing the very same possibility: we can truly say that a Humphrey-like counterpart might have won. The two statements are not in competition. Therefore we need not suppress the second (say, by forbidding any mixture of ordinary modal language with talk of counterparts) in order to safeguard the first." [Lewis(1986a), 196]

La question pertinente ne concerne donc pas la paraphrase logique des expressions modales, mais la question ontologique et métaphysique de savoir sur quoi l'applicabilité d'un prédicat modalisé à une entité contingente est fondée. Le désaccord entre Kripke et Lewis est donc le plus charitablement interprété comme concernant le bien-fondé d'une théorie réaliste des essences. Pour Lewis, dire d'une entité a qu'une propriété lui est essentielle n'est rien d'autre que de dire que l'espace des mondes possibles est tels que toutes les contreparties de a sont F. Kripke, par contre, renverse la direction de l'explication: d'après lui, les propriétés essentielles de a ne sont pas déterminées par son 'comportement' contre-factuel, mais en revanche déterminent ce comportement:

De mon point de vue, ce diagnostique permet de réunir les intuitions de Kripke et de Lewis.

Kripke a raison de dire que nous pouvons poser des questions au sujet des entités actuelles environnantes qui n'impliquent pas la question par quoi et comment ces entités sont représentées dans nos scénarios contre-factuels. Il y a un discours modal qui est fondamentalement de re et c'est le discours essentiel. Lewis, de son côté, a raison de dire que nous pouvons prédiquer des possibilités de ces entités actuelles qui sont des possibilités pour elles en vertu des caractéristiques actuelles qu'elles possèdent. La phrase "il aurait pu être une pieuvre" peut être vraie de Socrate sans qu'il nous faille imaginer un scénario où cette personne-là produise l'encre noire que l'on mange avec les pâtes. Il y a, autrement dit, des scénarios modaux qui sont à propos des choses environnantes, mais néanmoins d'une certaine manière de dicto.

Nous devons distinguer deux applications différentes des expressions modales:

  1. Dans une application, les expressions modales nous servent à caractériser les entités existantes actuelles. Si nous caractérisons des propriétés de certaines choses comme essentielles, nous disons qu'elles prennent une place importante parmi leurs caractéristiques et que cela est dû au fait qu'elles concernent la nature ou l'être de la chose, ce que cette chose est (essentiellement). La question de savoir si la chose pourrait exister même sans cette caractéristique est une autre question.
  2. Dans une autre application, nous posons la question générale de savoir quelle description représente une possibilité pour une certaine chose. Nous caractérisons les possibilités comme configurations de choses et de propriétés, indépendamment de si ces choses possèdent réellement ces propriétés ou non . Nous faisons abstraction du monde actuel et nous ne nous référons à lui que dans la mesure où l'actualité nous donne un indice pour la possibilité.

Un slogan: l'essence est de re, la modalité est de dicto.

L'essentialité de la constitution

Considérons plus en détail une caractéristique relationnelle et essentielle et prenons l'exemple légendaire de Kripke pour la thèse que la constitution matérielle d'une chose lui est essentielle:

"Now could this table have been made from a completely different block of wood, or even of water cleverly hardened into ice ...? We could conceivably discover that ...But let us suppose that it is not. Then, though we can imagine making a table out of another block of wood, or even from ice, identical in appearance with this one, and though we could have put it in this very position in the room, it seems to me that this is not to imagine this table as made of wood or ice, but rather it is to imagine another table, resembling this one in all external details, made of another block of wood, or even of ice." (Kripke 1980, 113-114)72

Normalement "We could conceivably discover that ...But let us suppose that it is not." est conçu comme une distinction entre les modalités épistémiques et aléthiques:

  1. Étant donné tout ce que nous savons sur cette table, il est possible qu'elle soit constituée de glace: il est épistémiquement possible pour nous que cette table soit constituée de glace. Il aurait pu s'avérer que la table soit de glace.
  2. Mais il est néanmoins métaphysiquement impossible que la table soit de glace ou qu'elle soit constituée de glace. Cette table (que nous pensons être de bois) ne pourrait pas être faite de glace. Il ne pourrait pas s'avérer qu'elle ait été faite de glace.

Je pense, cependant, qu'il s'agit ici d'une distinction entre les déterminations essentielles et ontologiques (= modales):

  1. La table pourrait avoir été faite de glace, parce qu'elle est une substance dont les caractéristiques essentielles nous sont cachées.
  2. Cette table (avec l'essence qu'elle a) ne pourrait pas être faite de glace. La table est essentiellement faite de glace.

Être faite de bois est une caractéristique essentielle mais qui n'est pas nécessaire pour cette table.

Regardons l'argument de Kripke dans la deuxième plus fameuse note de bas de page de notre époque philosophique:

"Let 'B' be a name (rigid designator) of a table, let 'A' name the piece of wood from which it actually came. Let 'C' name another piece of wood. Then suppose B were made from A, as in the actual world, but also another table D were simultaneously made from C. (We assume that there is no relation between A and C which makes the possibility of making a table from one dependent on the possibility of making a table from the other.) Now in this situation B ≠ D; hence, even if D were made by itself, and no table were made from A, D would not be B." (Kripke 1980, 114, n. 56)73

Kripke nous demande de nous imaginer que

  1. dans le monde actuel, B est fait de A, mais il y a aussi C et B aurait pu être fait de C;
  2. dans un monde contre-factuel, B est toujours fait de A, mais une autre table D est faite de C.

Dans le monde contre-factuel, B et D sont deux tables différentes puisqu'elles sont faites de deux blocs de bois différents. Par la nécessité de la non-identité (si B ≠ D, alors nécessairement B ≠ D), il conclut que B et D seraient actuellement différents et donc que B n'aurait pas pu être fait de C. Nous pouvons réconstruire l'argument comme suit:

  1. Supposons qu'il est possible que B ne soit pas constitué par cette pièce de bois.
  2. Alors il est possible que B et la table constituée par cette pièce de bois soient deux choses différentes.
  3. Alors, par la nécessité de la non-identité, elles sont actuellement deux choses différentes.
  4. Mais cela n'est pas vrai, parce que B est la table qui est actuellement constituée par cette pièce de bois.

Le problème avec cet argument est le passage de (ii) à (iii): il semble présupposer que "la table constituée par cette pièce de bois" est un désignateur rigide. Nous ne sommes aucunement contraints, cependant, d'accorder cela à Kripke: le fait que quelqu'un d'autre aurait pu être le président des États-Unis et que, dans ce cas-là, George W. Bush et le président des États-Unis seraient deux personnes différentes, nous ne pouvons pas conclure par la nécessité de la non-identité que George W. Bush n'est pas le président des États-Unis. Il me reste à ajouter que je ne suis pas terriblement convaincu par mon contre-argument.



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© 2007 Philipp Keller, Département de Philosophie, Université de Genève
Veuillez citer l'auteur si vous utilisez ce cours.
("Philipp Keller 2007, "Introduction à la métaphysique", cours virtuel á l'Université de Genève, chapitre 13")
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