Département de Philosophie

Faculté de lettres, Université de Genève

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We know we are in the realm of murky metaphysics
by the presence of the weasel words "in virtue of".
(Oliver 1996, 48)

Survenance et détermination

Le terme "survenance" a une histoire vénérable (Horgan 1993). Le concept (et même le mot) était utilisé par Leibniz pour dire que les relations ne sont rien d'autre que des propriétés intrinsèques de leurs termes. Les émergentistes Britanniques utilisaient le concept (mais pas le mot) pour caractériser les sciences particulières ('special sciences') (McLaughlin 1992), Sidgwick l'utilisait pour dire que les propriétés morales covarient avec les propriétés non-morales, Moore (1922, 261) pour dire que les premières sont fondées sur les secondes, Hare (1952, 80-81) pour dire qu'elles sont dans une relation d'implication stricte (implication nécessaire) et finalement Davidson (1970a, 214) l'utilisait pour dire que les "mental caracteristics are in some sense dependent, or supervenient, on physical caracteristics" (cf. Kim 1990, 136-138)). Voici comment Robert Stalnaker (1996) décrit les "idées intuitives motivant les tentatives d'articuler des concepts de survenance":

"To say that the A-properties or facts are supervenient on the B-properties or facts is to say that the A-facts are, in a sense, redundant, since they are already implicitly specified when one has specified all the B-facts. A-facts are not facts 'over and above' the B-facts, not something 'separate'. To state an A-fact, or ascribe an A-property, is to describe the same reality in a different way, at a different level of abstraction, by carving the same world at different joints." (Stalnaker 1996, 87)

Remarquons que, au moins à première vue, ces idées intuitives n'ont pas de forme modale.

Kim (1990, 140) identifie trois aspects du concept de survenance qu'une définition adéquate devrait préserver: covariance, dépendance et non-réductibilité (c'est-à-dire que la survenance de B sur A devrait être compatible avec l'impossibilité de réduire les propriété survenantes aux propriétés sous-venantes).74 Il n'est, par contre, pas requis qu'une définition de la survenance la rende explicative: une thèse de survenance est l'affirmation d'une covariance entre les exemplifications de deux propriétés dépendantes, mais ne requiert pas par elle-même une explication de cette covariance.

Outre son intérêt en soi, l'utilité de la notion de survenance réside surtout dans son utilisation pour la formulation de thèses philosophiques importantes, telles que:

  1. les propriétés mentales surviennent sur les propriétés physiques (matérialisme ou physicalisme) (cf. e.g. Davidson 1970a);
  2. toutes les propriétés surviennent sur la distribution de quelques propriétés fondamentales sur les points de l'espace-temps (la thèse de la 'survenance Huméenne' / 'Humean supervenience', défendue notamment par David Lewis);75
  3. les propriétés du futur surviennent sur les propriétés du passé et des lois de la nature (déterminisme);
  4. le contenu des états mentaux de quelqu'un survient sur des propriétés de cette personne (internalisme du contenu);
  5. les propriétés morales surviennent sur les propriétés non-morales (cf. e.g. Moore 1922, 261);
  6. les propriétés esthétiques surviennent sur les propriétés physiques (cf. e.g. Levinson 1984));
  7. une justification épistémique doit pouvoir être formulée en termes non-épistémiques (Sosa 1980, 551).

Dans tous ces cas, une thèse métaphysique de survenance peut être combinée avec d'autres thèses épistémologiques:

"...the thesis that a given domain supervenes on another is a metaphysical thesis about an objectively existent dependency relation between the two domains; it says nothing about whether or how the details of the dependency relation will become known so as to enable us to formulate explanations, reductions, or definitions." (Kim 1984, 76)
"The concept of supervenience is supposed to be a concept that helps to isolate the metaphysical part of a reductionist claim - to separate it from claims about the conceptual resources and explicit expressive power of theories we use to describe the world." (Stalnaker 1996, 89).

Nous avons déjà (dans sct. 1.1) introduit trois notion plus précises de survenance. Il nous faut maintenant les regarder de plus près pour déterminer en quel sens elles correspondent à nos desiderata.

Les analyses modales de la survenance

Une première notion, souvent appelée "survenance faible", est appellée par (Jackson 1998a: 9) survenance intra-monde:

Définition 8 (Survenance intra-monde). Un ensemble de propriétés A survient localement sur un ensemble de propriétés B ssi. pour tout monde possible w, si x et y sont B-indiscernables en w, alors x et y sont A-indiscernables en w.

Deux objets sont B-indiscernables s'ils sont indiscernables par rapport à toute propriété en B: ∀ F ∈ B (Fx → Fy).

Kim (1984: 64) montre que sous certaines conditions,76 cette définition est équivalente à:

∟ ∀ xFA (Fx → ∃ GB (Gx ∧∀ y (GyFy)))

Cette définition permet une variation des bases de survenance en B, ce qui est important pour tenir compte du phénomène de 'réalisabilité multiple' (Putnam (1975b: 293), Boyd (1980: 88)): la même propriété en A peut être impliquée par différentes propriétés en B dans différentes exemplifications. Une propriété survenante (comme la propriété de ressentir de la douleur) survient sur différentes propriétés dans différents organismes (par ex. différents états cérébraux).

La survenance intra-monde (8), comme le dit Jackson (1998a: 10), est clairement trop faible pour compter comme une espèce de détermination: les dépendances relationelles, même les dépendances relationelles génériques, ne sont pas capturées; nous n'avons pas la garantie que la nature B d'une chose garantit seule sa nature A. La survenance intra-monde capture donc le premier (covariance), mais pas le deuxième critère de Kim (dépendance). La propriété d'être parmi les choses les plus grandes, par exemple, survient localement (intra-monde) sur la taille qu'un objet a, mais n'est pas déterminée par sa taille seule et dépend également des tailles des autres objets dans ce monde. La survenance intra-monde ne satisfait donc pas la condition "fixing the base properties of an object fixes its supervenient properties" (Kim 1984: 60). Elle ne supporte pas des contre-factuels du type: si quelque chose avait les propriétés sous-venantes, alors cette chose aurait aussi les propriétés survenantes. Nous devons donc la renforcer.

Une deuxième notion, appelée "survenance forte", compare les particuliers partageant les propriétés sous-venantes non seulement dans un monde, mais à travers tous les mondes possibles:

Définition 9 (survenance inter-monde / régionale) Un ensemble de propriétés A survient régionalement sur un ensemble de propriétés B ssi. pour tous mondes possible w et v et pour tous particuliers x et y, si x en w et y en v sont B-indiscernables, alors x en w et y en v sont A-indiscernables.

La différence principale entre la survenance faible (8) et la survenance forte (9) réside dans le fait que nous avons dans la survenance forte à la fois une équivalence matérielle de propriétés sous-venantes et survenantes et une équivalence stricte (nécessaire). Kim (1984: 65) a montré que sous les mêmes conditions qu'avant (cf. n. 76 plus haut), (9) revient à (cf. aussi Kim 1987: 81):

∟ ∀ xFA (Fx → ∃ GB (Gx ∧ ∟∀ y (GyFy)))

Cela veut dire qu'une thèse de survenance inter-monde nous oblige à accepter une implication nécessaire des propriétés A aux propriétés B. Par conséquent, elle s'approche d'une thèse réductionniste et est incompatible par ex. avec l'autonomie que Davidson veut accorder aux propriétés mentales.77 Elle capture donc le premier, et peut-être le deuxième, mais pas le troisième critère de Kim (non-réductibilité).

Une troisième notion de survenance est la survenance globale:

Définition 10 (Survenance globale) Un ensemble de propriétés A survient globalement sur un ensemble de propriétés B ssi. tous les mondes possibles qui sont B-indiscernables sont également A-indiscernables.

Deux mondes possibles sont B-indiscernables ss'ils ont la même distribution de propriétés en B. Cette définition entraîne des difficultés sur lesquels nous reviendront plus tard.

La survenance globale est impliquée par, mais n'implique pas la survenance forte (intra-monde).78 Sous certaines conditions, cependant, les deux notions coïncident: Paull et Sider (1992, 850) ont montré, par exemple, que les deux définitions sont équivalentes si toutes les propriétés en question sont intrinsèques.

Il y a deux questions principales que nous devons aborder par rapport à cette notion:

  1. Une propriété survenante globalement est-elle définissable en terme des propriétés sur lesquelles elle survient?
  2. Une propriété survenante est-elle un 'ajout ontologique' par rapport aux propriétés sur lesquelles elle survient?

Au sujet de la première question, il semble clair qu'il ne s'agit pas d'une 'réduction' dans le sens classique. D'après la définition classique de Nagel (1961), une réduction théorique est une relation entre des théorie qui consiste en la déduction des lois ou axiomes de la théorie réduite des lois ou axiomes de la théorie réduisante, avec l'aide de 'principes de pont' ('bridge principles') qui affirment une équivalence (au moins extensionnelle, peut-être même intensionnelle) entre les prédicats primitifs de la théorie réduite et certain prédicats de la théorie réduisante. Une thèse de survenance globale nous fournit beaucoup moins que ça:

"...if supervenience fails, then no scheme of translation can be correct ...If supervenience succeeds, on the other hand, then some correct scheme must exist; the remaining question is whether there exists a correct scheme that is less than infinitely complex." (Lewis 1983b: 29-30)

Cependant, comme l'a soutenu Petrie (1987: 122-123), la survenance globale ne nous assure ni d'une réductibilité des types (prédicats) ni d'une réductibilité des tokens (exemplifications). Tout ce qu'elle nous garantit est l'existence de connexions entre des descriptions totales des exemplifications des propriétés respectives à travers les mondes possibles:

"There will be complex conditionals connecting total specifications of the subvenient properties of a world w and the supervenient properties exemplified in w. This amounts to a specification of what global supervenience comes to in a particular case. It may be possible to construct biconditional connections involving properties from the two sets by constructing disjunctions of the antecedents and consequents of these conditionals." (Petrie 1987: 123, n. 6)

Une telle connexion compte comme réduction ou non en fonction de deux considérations:

  1. si les prédicats sous-venants expriment des propriétés qui sont assez "projectibles" pour figurer dans les lois de la théorie des propriétés survenantes (en d'autres termes: s'ils supportent des contre-factuels) (cf. Kim 1990: 153).79
  2. si nous sommes prêts à accorder les principes combinatoriaux de possibilité nécessaires à la dérivation du résultat de Petrie et si nous pouvons les justifier indépendemment de la thèse de survenance en question.

C'est surtout le deuxième point qui est crucial. Une thèse de survenance globale présuppose un accès antérieur aux possibilités: s'il y a survenance ou non dépend de quelles configurations d'objets et de propriétés sont possibles. La survenance des propriétés morales sur les propriétés non-morales, par exemple, est parfaitement compatible avec un non-naturalisme mooréen si nous prenons des lois comme "Tout ce qui a la propriété naturelle P exemplifie aussi la propriété d'être intrinsèquement bon" pour des vérités nécessaires qui limitent ce qui est possible. Sur ce point, la réaction de certains opposants de Moore semble appropriée:

"How could being told that non-natural moral properties stood in the supervenience relation to physical properties make them any more palatable? On the contrary, invoking a special primitive metaphysical relation of supervenience to explain how non-natural, moral properties were related to physical properties was just to add mystery to mystery, to cover one obscurantist move with another." (Schiffer 1987: 153-154)

Prenons la deuxième question: une propriété survenante est-elle un 'ajout ontologique' par rapport aux propriétés sur lesquelles elle survient? Pour motiver des thèses de survenance, on invoque souvent l'économie ontologique:

"Suppose that one considers a certain subset of worlds, where each member of the subset has certain features in common. For instance, suppose that in each such world, the individuals in that world are distributed according to the same pattern, having exactly the same properties and relations. It may appear a plausible claim that, in each such world, certain further, or ostensibly further, features are fixed. For instance, in the case just considered, it appears that the resemblances of all individuals do not differ from world to world. The resemblances are then supervenient on the original features, the pattern of qualities and relations, which each world had in common. (...) The conclusion I wish to draw (...) is that the supervenient is not really a feature of the world distinct from the features it supervenes on. The resemblances of things, for instance, are not really distinct from the properties and relations of things." (Armstrong 1989a, 6-7)
"...I take it as a cardinal principle in ontology that supervenient 'additions' to ontology are pseudo-additions. No new being is involved. In the Creation metaphor, to bring supervenients into being calls for no separate and additional act on God's part." (Campbell 1990: 37)

Il n'apparaît pas clairement comment cet anti-réalisme au sujet des propriétés survenantes peut être justifié avec les définitions données. Cela est particulièrement saillant dans le cas de la survenance entre objets. Armstrong a défendu une position anti-réaliste par rapport aux objets et propriétés survenants,80 mais il n'est pas du tout clair qu'une telle position est même cohérente. Oliver (1996: 31, n. 30) a soutenu que cette doctrine est "incohérente" et a dit: "Since supervenient entities exist and are not identical to the entities upon which they supervene, they must be an ontological addition." Lewis est de la même opinion:

"But it's all to clear that for philosophers, at least, there ain't no such thing as a free lunch." (Lewis 1983b: 23)


La dépendance ontologique

Examinons d'abord la relation de dépendance ontologique, qui est l'explanandum des théories de survenance entre entités. Voici quelques applications possibles de la notion de dépendance ontologique dans la métaphysique:

  1. L''implication' de certaines choses dans les conditions d'identité ou d'existence d'autres choses (les porteurs des tropes sont impliqués dans les conditions d’identité ou d’existence de leurs tropes, les évènements sont définis par rapport à leurs participants, les états de choses par rapport à leurs constituants, les sommes (fusions) par rapport à leurs parties).
  2. La caractérisation d'un niveau ontologique fondamental: ce qui est fondamental est ce qui est ontologiquement indépendant; tout le reste en dépend ontologiquement.
  3. L'explication de la notion intuitive de "n'être rien d'autre que":
    1. La définition de substance: x est une substance ss'il n'y a pas de y différent de x tel que x n'est rien d'autre que y.
    2. La définition de la composition et de la coïncidence: x est composé des ys ssi. x n'est rien d'autre que les ys; x et y sont coïncidents ssi. x et y partagent la même location spatio-temporelle et x n'est rien d'autre que y et y n'est rien d'autre que x.
    3. L'explication de la relation des parties au tout: le tout n'est rien d'autre que ses parties.
    4. La définition de la différence entre les propriétés déterminées et les propriétés déterminables.
    5. La définition de la différence entre les choses étendues dans le temps et les choses qui ne le sont pas (Socrate-endurant et sa vie qui, elle, est étendue dans le temps).
    6. La définition de la relation entre les quantités et leurs éléments.

Les candidats pour une explication de la dépendance ontologique:

  1. a est dépendant ontologiquement de b ssi. b est impliqué dans l'existence ou les conditions d'identité de a.
  2. a est ontologiquement dépendant de b ssi. b apparaît dans chaque définition réelle et acceptable de a.
  3. a est ontologiquement dépendant de b ssi. a existe parce que b existe.
  4. a est ontologiquement dépendant de b ssi. a existe uniquement parce que b existe.
  5. a est ontologiquement dépendant de b ss'il n'est pas possible que a existe et que b n'existe pas.
  6. a est ontologiquement dépendant de b ss'il y a une relation entre a et b, qui est essentielle pour a.

Plausiblement, la théorie de la dépendance ontologique fait partie d'une théorie générale du faire (non-causal). Nous constatons une certaine ressemblance de famille entre les éléments suivants:

  1. rendre vrai/nécessaire (a rend vrai que p)
  2. rendre triste/beau/cher (a rend b triste)
  3. rendre clair/évident/sûr (a rend b clair)
  4. rendre probable (a rend probable que p)
  5. rendre existant (?)

Il semble donc possible d'utiliser une de ces notions pour expliquer les autres: je propose d'analyser la relation de détermination et également la relation de dépendance ontologique en termes de la relation de rendre vrai:

"...physicalism's commitment to the physical nature of the world making true the psychological account of the world" [Jackson(1998a), 68]

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© 2007 Philipp Keller, Département de Philosophie, Université de Genève
Veuillez citer l'auteur si vous utilisez ce cours.
("Philipp Keller 2007, "Introduction à la métaphysique", cours virtuel á l'Université de Genève, chapitre 14")
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