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Nous avons donné, dans le chapitre 11.3, une théorie des locutions adverbiales de lieu, de temps et de fréquence qui les interprétait comme modifications de cas de la relation d'exemplification. Appliquée aux locutions modales, essentielles et de dépendance ontologique, nous obtenons les analyses suivantes:
(Nec) ex1(Maria, χ est pair ou impair) ∧ ex2(ex1, χ est nécessaire)
(Ess) ex1(Maria, χ est humain) ∧ ex2(<ex1, Maria >, χ est essentiel pour ξ)
(Dep) ex1(<Maria, le sourire de Maria>, χ inhère en ξ) ∧ ex2(ex1, χ est une relation de dépendance ontologique)
Il nous reste à déterminer en quoi ces analyses nous aident à résoudre des problèmes métaphysiques.
Prenons encore une fois la loi de Leibniz en considération:
(LL) ∀ x, y ∃ F ((Fx ∧¬Fy) → x ≠ y)
Nous avons vu (cf. ch. 3.3 et 12.1) que nous ne pouvons pas instancier (LL) sans restriction aux prédicats modaux, temporels ou essentiels: la statue, et non pas le marbre duquel elle est composée possède sa forme essentiellement et pendant tout la durée de son existence; il est nécessaire que 8=8, mais contingent que 8 est le nombre des planètes. Nous venons de donner une esquisse d'une théorie générale de ces locutions comme modifications adverbiales, avec le but de justifier ces exceptions à (LL).
Nous rencontrons un phénomène semblable dans d'autres modifications adverbiales: le processus d'endormissement de Sam a lieu souvent, son endormissement rapide, par contre, plus rarement (même si l'endormissement de Sam (aujourd'hui) est le même événement que son endormissement rapide); Maria court lentement, mais elle bouge vite (même si son mouvement est sa course); l'intention de Sam d'appuyer sur la gâchette est volontaire, malgré tout il n'a pas tué Ralf intentionnellement. Cette 'opacité' est normalement prise en compte par la théorie des événements: ces événements sont analysés comme des exemplifications d'une propriété 'sous une description' (Anscombe 1957 1979). C'était également la position de Davidson:
Comme deux évènements d'après Davidson sont identiques ss'ils ont les mêmes effets et les mêmes causes (cf. Davidson 1969: 179), cette thèse de l'opacité nous mène directement au 'monisme anomal', la théorie de Davidson (1970a) selon laquelle les évènements mentaux sont des évènements physiques, mais ne tombent pas sous les lois de la physique.81 Mais l''intentionnalité' des descriptions nomiques n'est pas le seul prix à payer pour l'adoption de la théorie de Davidson, comme il le remarque lui-même:
Nous avons esquissé une théorie qui remplace la quantification d'événements par la quantification sur des cas de la relation d'exemplification et, ainsi, nous avons essayé de résoudre le problème des niveaux plus élevés de locutions adverbiales (modifications adverbiales de locutions adverbiales etc.) qui, à mon avis, est le même problème que celui entraîné par les adverbes attributifs.
Essayons maintenant de généraliser davantage encore cette analyse. Nous remarquons d'abord que (LL) ne se heurte pas seulement aux locutions adverbiales (et aux locutions que nous interprétons comme des modifications adverbiales), mais que le principe est également problématique par rapport aux expressions nominales:
(P1) Picasso était plus célèbre comme peintre que comme écrivain.
Si nous considérons (P1) comme vrai et l'analysons comme
(P2) Picasso comme peintre était plus célèbre que Picasso comme écrivain.
alors l'irréflexivité de était plus célèbre que nous contraint à considérer les objets de référence de "Picasso comme peintre" et de "Picasso comme écrivain" en (P2) comme des entités différentes. Cette contrainte à l'extravagance ontologique peut aussi être justifiée directement par (LL): la propriété d'être plus célèbre que Picasso comme écrivain est exemplifiée par Picasso comme peintre et non pas par Picasso comme écrivain.
Les modifications nominales "en tant que", "comme" ou encore, en latin, "qua" reviennent régulièrement dans l'histoire de la philosophie: Aristote, par exemple, a caractérisé la philosophie comme la science de l'être qua de l'étant (to on hei on, dans Mét. Γ11003a21).
Les objets-en-tant-que ont eu leur entrée sur la scène contemporaine avec l'article de Kit Fine "Acts, Events and Things" (Fine 1982). Fine définit un 'objet-en-tant-que' a qua F comme une paire d'une chose seule a (la 'base') et d'une propriété F (la 'remarque'; la 'glose'), qui remplit les conditions suivantes:
Cependant il ne leur attribue pas un 'niveau d'être' trop élevé:
David Lewis a également esquissé une théorie des objets-en-tant-que qui se base sur sa théorie d'essences flexibles et dépendantes du contexte. Comme nous l'avons vu (au ch. 1.2), Lewis analyse les expressions modales de re à l'aide de contreparties ('counterparts') - des objets possibles qui se tiennent dans la relation de contrepartie par rapport à des objets de ce monde. La relation de contrepartie dépend de la ressemblance. D'après Lewis, les aspects de ressemblance pertinents peuvent varier d'un contexte à l'autre. La question de savoir si un objet purement possible est ou non une contrepartie de moi peut par conséquent recevoir des réponses différentes:
Si nous analysons une propriété essentielle de a comme propriété partagée par toutes les contreparties de a, alors nos essences changeront de contexte à contexte, puisque les contreparties changent aussi:
Cette variabilité des essences suivant le contexte a permis à Lewis d'introduire, dans un de ses derniers articles, des objets-en-tant-que comme des vérifacteurs.83 Comme il le fait souvent, il prend pour exemple son chat Long, qui est noir, et construit l'objet-en-tant-que 'Long qua noir':
Nous remarquons le rĂ´le important que joue le nécessitarisme par rapport aux vérifacteurs (cf. sct. 6.1) dans l'argument de Lewis: c'est parce que le vérifacteur de "Long est noir" doit rendre cette phrase vraie dans tous les mondes où il existe que seulement Long-en-tant-que-noir mais pas Long tout seul peut être un vérificateur pour "Long est noir".
Les objets-en-tant-que de Lewis sont donc des objets actuels, mais avec moins de contreparties: ce qui distingue Long de Long-en-tant-que-noir est que le premier, contrairement au second, a des contreparties qui sont blanches. Nous distinguons alors
Dans les deux cas, le chat est actuellement noir, mais c'est seulement dans le premier cas qu'on le considère en tant que noir.
Les objets-en-tant-que de Lewis ont les caractéristiques suivantes:
Le problème principal de ces deux théories d'objets-en-tant-que est qu'elles ne leur accordent qu'un degré très faible de réalité: les objets-en-tant-que de Fine ne sont que des constructions ensemblistes d'objets (réels) et de propriétés,84 tandis que les objets-en-tant-que de Lewis semblent être des créations du langage et des contextes discursifs, et, de plus, sont issus de notre habitude de privilégier certains aspects de similarité.85
En prenant pour prémisse le réalisme modal, il existe cependant une variante ontologiquement plus robuste que la théorie de Lewis. Achille Varzi (2001) montre que la théorie des contreparties de Lewis peut être considérée comme une théorie modale des vers: de la même manière qu'un quatre-dimensionnaliste considère les objets persistants comme des 'vers' composés de parties temporelles, un cinq-dimensionnaliste peut considérer les objets comme des 'vers' composés de parties 'modales' localisées dans différents mondes possibles.86 D'après le perdurantiste, une prédication de "x était un enfant", dite de moi, est vraie de moi en vertu du fait que "je" désigne un vers spatio-temporel qui a une partie temporelle dans le passé qui est un enfant. De la même manière, un cinq-dimensionaliste pourrait dire, "x est possiblement à Berne" est vrai de moi parce que je suis un vers qui a une partie 'modale' située dans un autre monde possible et qui est à Berne. Ce qui rend vrai nos prédications temporelles et modales est dans les deux cas le tout, même s'il peut y avoir du vague sur l'extension de ce tout.87
Un partisan de cette théorie de "perdurants modaux" peut donner la même réponse au problème de 'Picasso peintre' et 'Picasso écrivain' qu'un perdurantiste donne au problème de la statue et du bronze : les deux objets sont distincts, mais partagent une partie commune (la partie temporelle présente et la partie modale actuelle respectivement).
Le problème avec cette conception réaliste des objets-en-tant-que est simplement qu'elle présuppose le réalisme modal: si les entités purement possibles n'existent pas, elles ne peuvent pas être des parties de choses existantes.
Une alternative que j'aimerais développer conçoit des objets-en-tant-que comme des parties méréologiques d'objets normaux. Cette théorie repose sur une conception des propriétés (intrinsèques) comme des parties des particuliers qui les exemplifient (cf. sct. 10.3). Il s'agit d'une considération partielle: nous privilégions une certaine partie (qualitative) d'un objet en la gardant fixe dans notre discours portant sur le comportement contre-factuel de l'objet à qui elle appartient. Il semble que nous faisons quelque chose de similaire avec les parties spatiales: si je vous montre du doigt la rue de Candolle devant le bâtiment des Bastions et je vous demande si cette rue aurait pu être plus courte, je tiens la partie désignée comme fixe et vous demande si elle pourrait faire partie d'une rue moins longue. De la même manière, il me semble, nous pouvons comprendre la question de savoir si ce chat noir aurait pu avoir une fourrure plus claire comme la question de savoir si le chat aurait pu être d'un noir plus clair.
Cette analyse est compatible avec une position réaliste sur les essences: il est bien possible et même plausible que nous utilisions certaines expressions comme "eau", par exemple, pour désigner n'importe quelle substance qui a la même essence sous-jacente que celle qui a été désignée lors de l'introduction du mot dans notre langue: dans ces cas-là, l'essence kripkéenne de la substance déterminera les valeurs de vérité des phrases modalisées qui en parlent.
Les objets-en-tant-que permettent une modification de (LL). (LL) est normalement justifié par le recours au principe de non-contradiction d'Aristote: dire que la même propriété est et n'est pas exemplifiée par la même chose serait une contradiction.
Nous avons déjà vu (au ch. 3.3) que (LL) doit, par rapport aux prédications qui figurent dans l'application de ce principe, être restreint aux objets qui sont désignés par des désignateurs rigides. Nous avons également vu (au ch. 12.2) qu'une analyse adverbiale des modifications temporelles nous permet d'exclure du domaine de (LL) des entités qui ont une partie temporelle privilégiée (comme c'est le cas du bronze de marbre pendant la période où il est une statue). Nous pouvons maintenant apporter une troisième modification, qui - comme les deux autres - trouve une justification dans la version 'non-abrégée' du principe de non-contradiction:
(NC) Il n'est pas possible qu'une seule et même chose soit au même moment et au même égard F et ¬F.
La première tournure en italiques met l'accent sur l'exclusion des contextes opaques (non purement référentiels), la deuxième sur la relativisation à un temps et la troisème, enfin, sur la restriction aux objets qui ne sont pas des objets-en-tant-que.
Les objets-en-tant-que semblent résoudre un nombre considérable de problèmes en même temps:
Trop beau pour être vrai?
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© 2007 Philipp Keller, Département de Philosophie, Université de Genève
Veuillez citer l'auteur si vous utilisez ce cours. ("Philipp Keller 2007, "Introduction à la métaphysique", cours virtuel á l'Université de Genève, chapitre 15") Questions et commentaires |
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