Département de Philosophie

Faculté de lettres, Université de Genève

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"Armstrong has become a bit pregnant. He has lost his empiricist virginity
and subscribed to the existence of abstract and non-spatio-temporal general factness..."
(Martin 1996, 59)

Les vérifacteurs pour les vérités négatives

Abandonnons pour l'instant le projet de restreindre (max) et déterminons le prix que nous avons à payer pour le défendre.

Un premier problème concerne les vérités négatives: même si le sourire de Maria rend vrai "Maria sourit", qu'est-ce qui rend vrai que Sam, par contre, ne sourit pas? Il n'y a bien sûr pas de sourire de Sam qui puisse rendre cette phrase fausse, mais considérer que l'absence de falsi-facteurs est le vérificateur d'une vérité négative ne fait pas l'unanimité:

"To try to analyse 'the absence of falsemakers' in terms of the unrealized possibility that the world might have been such that 'unicorns exist' is true seems ludicrous if it is truthmakers one is seeking." (Armstrong 2004b, 70)

C.B. Martin a également critiqué l'idée selon laquelle la phrase "Il n'y a pas de pingouins arctiques" est rendue vraie par l'absence de falsi-facteurs (= pingouins arctiques) (Lewis 1992, 216):

"There aren't any false-makers for 'There are no [...] arctic penguins'" is a negative existential claiming the non-existence of arctic penguins, and this is a state, or how it is, not of things, but of a spatio-temporal region of the world. This statement about there not being any false-makers for 'There are no arctic penguins' needs a state of the world at the end of it (as truth-maker) for it to be true, just as much or as little as 'There are no arctic penguins' does, and so can't be used to explain or show how the latter needs no truth-making state of the world for it to be true." (Martin 1996, 61)

Que sont ces états de choses négatifs? Une première possibilité est de dire que ce qui rend vrai "Il n'y a pas de pingouins arctiques", c'est l'absence ou le manque de pingouins arctiques. Cette absence, comme Martin le dit, peut être localisée (au moins dans ce cas). Mais un tel état de choses semble n'avoir aucune efficacité causale: l'absence de pingouins arctiques (et l'absence de falsifacteurs pour "il y a des pingouins arctiques") est une non-existence; elle n'existe pas dans l'ordre causal et ne peut donc pas avoir d'effets sur les choses qui existent. De plus, les absences sont difficiles à individuer: en quoi l'absence de pingouins arctiques se distingue-t-elle de l'absence de pingouins suisses? Si l'on admet le nécessitarisme, l'absence de pingouins arctiques et l'absence de pingouins suisses se différencient l'une de l'autre, puisque chacune de ces absences peut 'exister' sans l'autre. Il semble donc que celui qui a recours aux absences pour répondre à notre question doive en postuler un grand nombre.

Une solution encore plus radicale a été proposée par J.C. Beall (2000): selon lui, les états de choses qui rendent vrais les énoncés négatifs ont une polarité négative et se distinguent des états de choses positifs uniquement par le substitution de la polarité négative 0 à la polarité positive 1. Cela pose au moins trois problèmes:

  1. Pour pouvoir contenir des polarités, les états de choses doivent être caractérisés comme des séquences ou des ensembles. Mais il ne semble pas correct de dire que ce sont des séquences qui se trouvent en relation avec les phrases, mais plutôt que ces dernières sont en relation avec ce qui est représenté par ces séquences.
  2. Le choix de 0 ou 1 comme polarité dépend d'une convention et nous ne voulons pas introduire des choix conventionnels dans l'ontologie.
  3. Si les polarités ne sont pas des objets, que sont-elles?

On maintient souvent que la question des vérifacteurs pour les vérités négatives montre l'inconsistance de la combinaison d'affirmations suivante (Molnar 2000):

  1. Le monde est tout ce qui existe.
  2. Tout ce qui existe est positif.
  3. Il y a des affirmations négatives vraies sur le monde.
  4. Chaque affirmation vraie sur ce monde est rendue vraie par quelque chose d'existant.

Armstrong (2004b, 82) rejette (ii), Simons (2005, 256) (iv); Mumford (2005, 268) affirme que "vrai" est appliqué différemment dans (iii) et (iv): si l'on prend le sens fort de "vrai", il rejette (iii); si l'on prend le sens 'dégénéré' et faible de "vrai", il rejette (iv) (Mumford 2005, 267). Ce raisonnement est peu convaincant.

La solution de Simons qui restreint le maximalisme postule des affirmations contre-factuelles inexplicables:

"Consider the truth that there is no rhinoceros in the room. This is supposed by Simons not to have a truthmaker. This means that, if he is right, there is nothing in the world in virtue of which this truth is true. Yet at the same time this truth is supposed to make 'a difference in what there is and what there is not'. This looks like, and I take it is, a counterfactual. As it applies to our example, it can be rendered: 'if the truth had been a falsity, there would have been one more thing in the world (the rhino) over and above what there actually is'. True. But if this counterfactual truth is to be taken in 'a tough-minded and realist way' (as Simons say it is to be taken) then should there not be something about reality in virtue of which the truth is true? If not, 'tough-minded' and 'realist' may involve some bluff." (Armstrong 2005, 273)

Nous avons vu (dans la sct. 4.2) qu'Armstrong reprochait aux phénoménalistes de ne pas pouvoir expliquer ce qui rend vrai des affirmations comme "S'il y a avait quelqu'un devant cet arbre, alors il le verrait". Simons semble expliquer le fondement réel de la vérité qu'il n'y a pas de rhinocéros dans la salle par la différence possible que la fausseté de cette phrase créerait dans le monde - mais quel est le vérifacteur de cette affirmation?

Il semble que seule la solution d'Armstrong demeure et qu'il faille accepter l'existence de choses négatives.



Vérifacteurs pour des vérités générales

Comme vérifacteurs pour des vérités d'ordre négatif et général, Armstrong, à la suite de Russell, postule des états de choses de totalité ("totality states of affairs"):

"If it is true that a certain conjunction of states of affairs is all the states of affairs, then this is only true because there are no more of them. [...] That there are no more of them must then somehow be brought into the truthmaker. [...] The truthmaker must be the fact or state of affairs that the great conjunction is all the states of affairs." (Armstrong 1997, 198)

Un état de chose de totalité c'est la subsistance d'une relation entre une somme méréologique d'entités et un universel nommé 'relation de totalisation'. Le vérifacteur de "Tous les cygnes qui se trouvent maintenant sur le lac sont blancs" est l'état de choses que la propriété être un cygne blanc qui se trouve maintenant sur le lac est épuisée (totalisée) par la somme méréologique de tous les cygnes sur le lac (Armstrong 2004b, 72). Ce même état de choses rend vrai qu'il n'y a pas de cygne noir sur le lac maintenant. Par exemple, ce qui rend vrai que Théétète ne vole pas est l'état de choses qu'une certaine collection de propriétés (ne contenant pas la propriété voler) totalise la propriété être une propriété de Théétète.

Dans cet état de choses, la négativité ne réside que de manière cachée - elle est 'encapsulée' dans la relation de totalisation. Ce qui rend vrai "Théétète ne vole pas" est que la totalité de ses propriétés totalise la propriété d'être une propriété de lui. L'état de chose de totalité est l'obstention de la relation de totalisation entre la somme de toutes les propriétés de Théétète et la propriété de toutes ses propriétés d'être une propriété de lui.

Ce n'est pas la somme de toutes les propriétés de Théétète elle-même, mais l'état de choses qu'elle totalise cette autre propriété. Cet état de choses est négatif, puisqu'il est équivalent à ce qui rend vrai "la totalité des propriétés de Théétète ne contient pas la propriété de voler, ni la propriété d'être un oeuf poché, ni la propriété d'être à Berne etc." pour toutes les propriétés que Théétète n'a pas.

Pour les assertions d'existence négatives ("il n'y a pas de licornes"), Armstrong postule un état de choses de totalité maximal qui implique toutes les vérités, aussi bien les vérités négatives que les générales:

"These states of affairs [i.e. l'état de choses que la fusion de tous les états de choses qui existent totalise la propriété exister et l'état de choses que cette fusion totalise la propriété être un état de choses] are the biggest states of affairs of all. Given these huge states of affairs, each positive, all the lesser totality or limit states of affairs are also given. In the great catalogue of being, as it were, you need neither have any of the lesser allings nor, I have claimed, any other negative state of affairs." (Armstrong(2004b), 74)

Il n'est pas évident de déterminer le sens dans lequel on peut dire que les états de choses de totalité plus petits sont 'donnés' par ce monstre ontologique que Forrest et Khlentzos (2000, 7) ont appelé le "Porky the Pig fact" ("That's all folks").



Les vérifacteurs pour les vérités modales

Alors qu'Armstrong (1989b, 88) a d'abord limité le principe de vérifacteur sur des vérités contingentes, il (Armstrong 1997, 149) a par la suite affirmé que cela serait "an enormous and implausible disvaluing of modal truths". Pour cette raison, il a avancé que ce sont les relations d'identité et de différence entre les constituants de leurs vérifacteurs qui rendent vraies les vérités modales (Armstrong 1997, 150). Les relations d'identité et de la différence sont des relations internes.29 Si deux choses se trouvent dans une relation interne, ces choses mêmes rendent vrai qu'elles se trouvent dans cette relation. De cette manière, la somme méréologique des constituants de leurs vérifacteurs rendrait vraies les vérités modales.

Par contre, dans un ouvrage ultérieur, Armstrong (2004b, 83-85) se réfère au 'Principe de Possibilité' ("Possibility Principle") pour assurer la survenance des faits modaux sur les faits actuels. Selon ce principe, les vérifacteurs rendraient également la possibilité de leur négation vraie pour des vérités contingentes. La totalité des caractéristiques de Théétète ne rend dans ce cas pas seulement vrai qu'il ne vole pas, mais également qu'il pourrait voler.

Armstrong (2004b, 111 et 2005, 271) donne l'argument suivant pour le principe de possibilité:

  1. "p" est une vérité contingente.
  2. Alors "p" a un vérifacteur e.
  3. Parce que "p" est contingent, alors e est contingent.
  4. e est le vérificateur non seulement pour "e existe", mais aussi pour "il est possible que e n'existe pas."
  5. e est alors le vérifacteur pour "Il est possible que ¬p".

Mais même si nous accordons à Armstrong la quatrième prémisse, l'argument est simplement un non sequitur: (v) ne s'ensuit ni de (iv), ni de (i) à (iv) ensemble. Armstrong dit simplement que l'étape est évidente.30 Mais elle ne l'est pas. Même si nous supposons que e est le vérifacteur de p, de "e existe" et de "il est possible que e n'existe pas", il ne s'ensuit pas que e est aussi le vérifacteur pour "il est possible que ¬p": qu'il y a un monde où e n'existe pas ne montre pas qu'il y a un monde où p est faux, parce que p pourrait être rendu vrai par quelque chose d'autre que e dans ces mondes.


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© 2007 Philipp Keller, Département de Philosophie, Université de Genève
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("Philipp Keller 2007, "Introduction à la métaphysique", cours virtuel á l'Université de Genève, chapitre 5")
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