Département de Philosophie

Faculté de lettres, Université de Genève

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"...les philosophes scolastiques dans leur ensemble - y compris Guillaume d'Ockham -
ne contestent nullement l'existence de faits relationnels objectifs, ou encore [...]
leurs désaccords ne portent pas sur l'existence de propositions relationnelles
(objectivement) vraies, mais seulement sur la nature exacte de leurs "vérifacteurs"
(truth-makers)."
(Clementz 2004, 500)

Le monisme et le monadisme

Le traitement des relations est peut-être le point sur lequel la philosophie du 20ème siècle s'est le plus clairement distinguée des philosophies des siècles précédents. Aristote considérait que les relations étaient "la moindre des choses"43; les Stoïciens, Averroès, Guillaume d'Ockham, Hobbes et Spinoza ont tous nié leur existence réelle.

Dans sa correspondance avec Clarke, Leibniz défend que les relations, si elles existaient, seraient "...en deux sujets {, une chose} qui auroit une jambe dans l'un, et l'autre dans l'autre, ce qui est contre la notion des accidens.". Il soutient également qu'il ne peut exister aucune dénomination (caractérisation) qui soit extrinsèque au point de n'avoir aucune dénomination intrinsèque pour base (Leibniz 1890, 401, cf. aussi Leibniz 1956, 71).

Les relations sont spéciales. Nous avons encore plus de peine à localiser les relations que les propriétés (ici et dans ce qui suit, j'appelle "propriétés" les qualités monadiques, les qualités qui ont un seul porteur): la distance spatio-temporelle entre le Panthéon et la Tour Eiffel, par exemple, semble être étendue dans l'espace et dans le temps. A la différence des propriétés, les relations peuvent être exemplifiées partiellement: la relation d'attendre quelqu'un, par exemple, n'est exemplifiée que partiellement quand Sam attend le Père Noël.

Les relations asymétriques ont une 'direction' mystérieuse. Considérons le cas de l'amour, une relation malheureusement asymétrique:44 Don José aime Carmen, mais Carmen n'est pas amoureuse de Don José (supposons). Cependant, Don José aime Carmen ssi. Carmen est aimée par Don José. Nous distinguons donc trois affirmations:

"Don José aime Carmen".
Rab
"Carmen est aimée par Don José".
Rba
"Carmen aime Don José."
Rba

Quels sont les ingrédients des états de choses qui correspondent à ces trois affirmations? Nous aimerions dire que ce qui correspond à "Rab" n'est pas la même chose que ce qui correspond à "Rba", peut-être en disant que les des deux états de choses - qui contiennent la relation d'amour, Don José et Carmen - se distinguent en ce qu'ils contiennent deux 'directions' différentes. Le problème est alors que nous ne pouvons plus identifier ce qui correspond à "Rab" et ce qui correspond à " Rba". Ce qui distingue une relation R de sa converse R45 est précisément cette 'direction': si Rab et Rba diffèrent par la direction, mais décrivent le même état de choses, alors comment la direction peut-elle distinguer Rab et Rba? La direction d'une relation semble avoir des pouvoirs mystérieux.46

Une autre particularité des relations est la possibilité d'une adicité variable. Outre les propriétés monadiques, nous avons acceptés des relations à deux (x aime y), trois (x est entre y et z), quatre (x est plus similaire à y que z est à w), et plus généralement, n places. Mais il semble exister des relations auxquelles nous ne pouvons pas attribuer un nombre fixe de places - des relations que l'on appelle 'polyadiques'. Les prédicats "...portent la table", "...forment un cercle", "...sont des phrases consistentes entre elles" semblent être des exemples de relations polyadiques. Ces prédicats correspondent-ils à des universaux? L'existence de tels universaux multigrades est fortement contestée en métaphysique.47

Dès lors, il n'est pas étonnant que la tradition ait longuement considéré comme non problématique la thèse selon laquelle les relations se laissent réduire à des propriétés. Toutefois, Russell a radicalement changé la donne : dans ses Principles of Mathematics (Russell 1903, 221 (§ 212)), il critique autant le monadisme que le monisme. Le monadisme (qui est défendu par Leibniz et Lotze, selon Russell) affirme que chaque vérité de la forme "aRb" est équivalente à une vérité de la forme "Fa ∧ Gb", tandis que le monisme (qui est défendu par Spinoza et Bradley, selon Russell) remplace "aRb" par une prédication "H(ab)", qui se réfère à un tout composé de a et de b.48

Russell soutient que nous ne pouvons comprendre les propriétés relationnelles qu'à travers les relations dont elles sont dérivées (Russell (1903), 222-223 (§214)). Il s'oppose également au monisme, maintenant que nous ne pouvons distinguer les deux 'directions' d'une relation qu'en postulant une autre relation asymétrique parmi les deux parties du tout (Russell 1903, 224-225 (§215)). A la suite de Russell, une critique simplificatrice très influente s'est imposée dans la philosophie et la logique du 20ème siècle: Frege aurait libéré la logique aristotélicienne de sa limitation aux propriétés monadiques, qui, par exemple, rendait impossible de caractériser clairement la différence entre "∃xy(Rxy" et "∀yx(Rxy)".

Le passage qui, selon Russell(1900, 13), est "d'importance capitale pour une compréhension de la philosophie de Leibniz" est le suivant:

"La raison ou la proportion entre deux L et M peut être conçue de trois façons: comme raison du plus grand L au moindre M, comme raison du moindre M au plus grand L, et enfin comme quelque chose d'abstrait des deux, c'est à dire comme la raison entre L et M, sans considérer lequel est l'antérieur ou le postérieur, le sujet ou l'objet. Et c'est ainsi que les proportions sont considérées dans la Musique. Dans la premiere consideration, L le plus grand est le sujet; dans la seconde, M le moindre est le sujet de cet accident, que les philosophes appellent relation ou rapport. Mais quel en sera le sujet dans le troisieme sens? On ne sauroit dire que tous les deux, L et M ensemble, soyent le sujet d'un tel accident, car ainsi nous aurions un Accident en deux sujets, qui auroit une jambe dans l'un, et l'autre dans l'autre, ce qui est contre la notion des accidens. Donc il faut dire, que ce rapport dans ce troisieme sens est bien hors des sujets; mais que n'étant ny substance ny accident, cela doit etre une chose purement ideale, dont la consideration ne laisse pas d'etre utile." (Leibniz 1890, 401)

Le contre-argument de Russell à cette thèse monadiste est le suivant:

"The supposed adjective of L ["greater than M"] involves some reference to M; but what can be meant by a reference the theory leaves unintelligible. An adjective involving a reference to M is plainly an adjective which is relative to M, and this is merely a cumbrous way of describing a relation. [...] Apart from M, nothing appears in the analysis of L to differentiate it from M; and yet, on the theory of relations in question, L should differ intrinsically from M. Thus we should be forced, in all cases of asymmetrical relations, to admit a specific difference between the related terms, although no analysis of either singly will reveal any relevant property which it possesses and the other lacks."(Russell 1903, 222-223 (§214))

Mertz (1996, 166) a renforcé cet argument dans son attaque contre Keith (Campbell 1990). Il discute l'idée qu'il y a deux propriétés monadiques, F1aG1b qui fondent aRb et deux autres propriétés monadiques F2bG2c qui fondent bRc. Pourquoi, demande Mertz (1996, 167), ne devrions nous pas alors conclure que F1aG2c fonde aRc? Parce que si nous le faisions, R serait automatiquement transitif; or, de nombreuses relations ne sont pas transitives. En réponse, Campbell a dit que, contrairement à ce que Mertz (1996, 197) pense, la différence ne réside pas entre F1 et F2, mais dans le fait que ces propriétés monadiques fondant la relation F1 et F2 sont spécifiques au complexe en question.49 Par conséquent, ce n'est pas une réduction monadiste qu'il défend, mais bien une réduction moniste des relations.

Russell a présenté un argument de régression contre le monisme:

"(ab) [the whole composed of a and b] is symmetrical with regard to a and b, and thus the property of the whole will be exactly the same in the case where a is greater than b as in the case where b is greater than a. [...] In order to distinguish a whole (ab) from a whole (ba), as we must do if we are to explain asymmetry, we shall be forced back from the whole to the parts and their relation. For (ab) and (ba) consist of precisely the same parts, and differ in no respect whatever save the sense of the relation between a and b." (Russell(1903), 225 (§215))


L'irréductibilité des prédicats relationnels

La logique des prédicats monadiques est décidable comme le montre le théorème de Church; la logique entière des prédicats (incluant les relations) ne l'est pas comme le montre le théorème de Gödel.

Humberstone (1996, 219) a caractérisé le monadisme comme suit:

Définition 7 Une relation binaire R est -représentable ssi. il existe des prédicats monadiques F et G tels que pour tous les x et y, xRy ssi.  FxGy.

Humberstone (1984, 369-370) a montré qu'une relation binaire R est ∧-représentable si et seulement si elle remplit la condition suivante de 'transitivité distraite' (cf. aussi Humberstone 1996: 219, 259):

(I)x, y, u, z ((xRyuRz) → xRz)

Manifestement, il n'est pas le cas que toutes les relations R satisfont (I). Le monadisme (qui dit que toute relation est ∧-représentable) est donc réfuté.



Réductibilité des états de choses relationnels?

Il y a des raisons logiques de penser que les relations, dans un certain sens, ne peuvent pas être réduites aux propriétés. Mais il semble exagéré de dire que la logique nous apprend ici une leçon métaphysique.50 La question métaphysique de l'analyse 'moniste' des relations reste ouverte.51 Nous devons donc distinguer l'inéliminabilité des états de choses relationnels (et des prédications relationelles qui décrivent de tels faits) et la question de l'éliminabilité des relations dans une analyse ontologique des états de choses de ce type.

Voici un argument qui explique pourquoi les états de choses relationnels (qui sont constitués de choses et de relations entre ces choses) surviennent sur des états de choses non-relationnels. Soient a et b en relation R:

  1. Si R est interne, alors la propriété de <a, b> d'être en relation R survient sur les propriétés monadiques intrinsèques de a et b.
  2. Si R est externe, alors elle survient sur une propriété intrinsèque de la paire <a, b>: les propriétés intrinsèques de a et de b seront aussi des propriétés intrinsèques de la somme (méréologique) ab et les relations intrinsèques basiques entre a et b déterminent des propriétés intrinsèques de ab (des propriétés du type être composé de deux parties qui se trouvent dans une relation telle-et-telle). Des conjonctions de propriétés intrinsèques sont intrinsèques, donc nous arrivons à une seule propriété intrinsèque (conjonctive) de ab.
  3. Si R est extrinsèque, que <a, b> soient en relation R ou non dépend d'autres choses que de a, b et leurs relations intrinsèques basiques. Supposons que c'est c qui entre en jeu et que R obtient entre a et b (dans cet ordre) seulement si c est F.
    1. Si F est intrinsèque pour c, alors nous pouvons considérer la relation à trois places être un x, un y et un z tels que
    2. Si F est extrinsèque pour c, alors que F soit exemplifié par c ou non dépend des propriétés d'encore une autre chose d. Par rapport à cette propriété G de d, on demande de nouveau si G est extrinsèque pour d ou non.

Il me semble clair que par cette procédure on arrive à déterminer les bases intrinsèques de toute relation. Il me semble qu'il y a un sens dans lequel l'univers (la totalité de tout ce qui existe) ne peut pas avoir de propriétés extrinsèques: une fois que notre base de survenance inclut tout ce qu'il y a, il ne reste aucun autre objet dont les propriétés puissent déterminer les propriétés du tout (Parsons 2003).

La critique du monisme par Russell souligne un problème posé par la deuxième étape: comment éliminer la composante directionnelle dans une relation non-symétrique? Comment distinguer

(DC) Don José aime Carmen

de la proposition (malheureusement) logiquement indépendante

(CD) Carmen aime Don José

si nous l'analysons comme propriété d'un tout?

((dc)) Le couple de Carmen et de Don José est un couple qui s'aime.

La réponse courte est que nous n'y arrivons pas, mais qu'en même temps nous n'avons pas besoin d'y arriver. Voici les ingrédients d'une solution:

  1. Nous réduisons les propriétés des parties à des 'propriétés méréologiques' du tout.
  2. Nous réduisons ces propriétés relationnelles à des propriétés relationnelles pures.
  3. Nous identifions la fondation d'une relation avec la fondation de sa converse.
  4. Nous arrivons ainsi à une notion de propriété structurelle qui (ontologiquement) ne présuppose pas l'existence d'une relation.

Première étape: Par "propriété méréologique" d'un tout, je désigne une propriété de ce tout qu'il exemplifie uniquement en vertu des propriétés de ses parties (et du fait qu'il s'agit de ses parties). Si ma main est rouge, alors la propriété méréologique correspondante sera avoir une main rouge. Si mes jambes sont plus longues que mes bras, alors c'est avoir les jambes plus longues que les bras. Bien que nous y rencontrions quelques difficultés,52 en partie dues à des raisons logiques,53 il ne semble pas y avoir d'obstacle insurmontable à cette réduction.

Deuxième étape: Distinguons deux types de propriétés relationnelles, les pures et les impures:

  1. impures: a exemplifie la propriété d'être en relation R à y.
  2. pures: a exemplifie la propriété d'être en relation R à un F.

Armstrong (1978b, 78) essaie de réduire le type (ii) au type (i):

(AR) a est en relation R à un F ⇔ ∃x (x est un F et a exemplifie être en relation R à x)

Cela ne fonctionne pas: je peux haïr le meurtrier de mon frère même si je ne soupçonne personne en particulier.54 Même s'il est vrai qu'il doit y avoir quelqu'un qui a tué mon frère pour que je puisse haïr son meurtrier, il ne doit pas pour autant exister quelqu'un en particulier que je haïsse.55

Nous pourrions, cependant, proposer une réduction qui aille dans l'autre sens, c'est-à-dire une réduction des propriétés du type (i) aux propriétés du type (ii):

(relgdw) a a R pour b ⇔ ∃ F,G (F est la nature intrinsèque de aG est la nature intrinsèque de ba exemplifie la propriété d'être en relation R à un Gb exemplifie la propriété d'être en relation R à un F)

Par "nature intrinsèque de a", je désigne la conjonction de toutes les propriétés intrinsèques pour a. "R" désigne ici la converse de R, définit par la clause suivante:

xRy :⇔ yRx

Cette réduction ne fonctionne pas systématiquement, mais pour les relations intrinsèques (internes ou externes), elle semble acceptable.

Troisième étape: Considérons

(sur) La bouteille est sur la table.
(sous) La table est sous la bouteille.

Comme les relations x est en dessus de y et x est en dessous de y sont clairement différentes, Armstrong semble contraint de dire que les deux états de choses (sur) et (sous) sont différents, puisqu'ils contiennent des composants différents:

"A relational proposition may be symbolized by aRb, where R is the relation and a and b are terms; and aRb will then always, provided a and b are not identical, denote a different proposition from bRa. That is to say, it is caracteristic of a relation of two terms that it proceeds, so to speak, from one to the other. [...] It must be held as an axiom that aRb implies and is implied by a relational proposition bR'a, in which the relation R' proceeds from b to a, and may or may not be the same relation as R. But even when aRb implies and is implied by bRa, it must be strictly maintained that these are different propositions." (Russell 1903, 95-95 (§94))

Mais cela semble clairement être une mauvaise réponse:

...it is hard to see how the state s might consist both of the relation on top of in combination with the given relata and of the relation beneath in combination with those relata. Surely if the state is a genuine relational complex, there must be a single relation that can be correctly said to figure in the complex in combination with the given relata. (Fine 2000, 4)

Fine discute deux solutions à ce problème: soit nous associons une 'convention' ou une 'recette' aux relations, 'convention' ou 'recette' qui détermine leurs 'sens';56 soit nous adoptons une position 'anti-positionnaliste' selon laquelle "it is a fundamental fact [...] that relations are capable of giving rise to a diversity of completions in application to any given relata and there is no explanation of this diversity in terms of a difference in the way the completions are formed from the relation and its relata" (Fine 2000, 19). La position anti-positionnaliste s'accorde bien avec la réponse de Campbell à la critique de Mertz: les fondements d'une relation varient avec ses exemplifications (cf. aussi Dorr 2004).

Quatrième étape: Nous arrivons finalement à l'objection cruciale. Les propriétés relationnelles ne présupposent-elles pas les relations? N'en sont-elles pas dérivées? C'est ici que la philosophie récente de la physique peut venir à notre secours: Dean Zimmerman, Frank Arntzenius, Josh Parsons, Kris McDaniel et d'autres ont récemment discuté la possibilité qu'il y ait des atomes méréologiques structurés, des entités qui ont des propriétés structurales qui ne dérivent pas de relations entre leurs parties (puisqu'ils n'ont pas de parties) (Parsons 2000; McDaniel 2004). Il semble donc possible de donner la réponse suivante à Russell: "structure oui, relations non".


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© 2007 Philipp Keller, Département de Philosophie, Université de Genève
Veuillez citer l'auteur si vous utilisez ce cours.
("Philipp Keller 2007, "Introduction à la métaphysique", cours virtuel á l'Université de Genève, chapitre 9s")
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