Département de Philosophie

Faculté de lettres, Université de Genève

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"To say that the name x denotes a given object a is the same as to stipulate
that the object a [...] satisfies a sentential function of a particular type.
In colloquial language it would be a function which consists of three parts
in the following order: a variable, the word 'is' and the given name x."
(Tarski 1956, 194)

Le critère d'engagement ontologique de Quine

Objets, propriétés, tropes, états de choses, événements, chiffres, ensembles, quantités, mots, genres, espèces, propositions et notions sont des entités. Les entités sont particulières ou universelles, abstraites ou concrètes. Les entités ont des propriétés nécessaires et contingentes, essentielles et accidentelles, intrinsèques et extrinsèques, relationnelles et non-relationnelles. Chacune des subdivisions et chacune des catégories ontologiques se prêtent à la controverse.

Nous pouvons identifier comme conditions 'externes' à une ontologie acceptable l'applicabilité des outils de quantification et une notion (plus ou moins standard) d'identité.

L'importance d'une théorie de la quantification pour les investigations ontologiques apparaît évidente lorsque nous nous demandons, avec Quine (1951), comment des phrases telles que "Pégase n'existe pas" peuvent être vraies. Pour avoir du sens, "Pégase" doit avoir un objet de référence, et, par conséquent, la phrase a uniquement du sens lorsqu'elle est fausse. Il semble s'ensuivre qu'on ne peut pas véridiquement affirmer la non-existence de quelque chose (Quine appelle ce faux problème "la barbe de Platon").

Le fameux critère d'engagement ontologique de Quine donne une solution (ou une dissolution) à ce (faux) problème:

(OC)  Une phrase "p" s'engage ontologiquement sur e ssi e doit exister pour que "p" soit vraie.

Généralement, (OC) est précisé sous la forme de (OC'):

(OC')  Une phrase "p" s'engage ontologiquement sur e ssi "e existe" suit logiquement de "p".

Selon la thèse de Quine, il résulte de (OC') que dans le langage naturel le poids ontologique est porté par la quantification de la logique des prédicats de premier ordre. Appelons l'occurrence d'un terme singulier dans une phrase "transparente" quand la phrase implique logiquement sa quantification existentielle par rapport à cette occurrence. Autrement, on appelera l'occurence "opaque". Ensuite (OC') implique:

(OC'')  Une phrase "p" s'engage ontologiquement sur e ssi "e" apparaît à une position référentielle transparente dans"p".

(OC'') a au moins trois conséquences:

(a) C'est la forme logique d'une phrase (sa formalisation dans la logique des prédicats de premier ordre) qui détermine sur quelles entités cette phrase est ontologiquement engagée.
(b) L'engagement ontologique est primaire par rapport à la référence et à ce sur quoi porte la phrase en question (aboutness).
(c) L'engagement ontologique d'une phrase est défini au même degré d'exactitude que la référence des variables.

Nous pouvons condenser le critère d'engagement ontologique de Quine dans le slogan: "exister, c'est être la valeur d'une variable quantifiée": "to be assumed as an entity is [...] to be reckoned as the value of a variable" Quine (1948: 13).

Le critère est plus problématique qu'il peut paraître à première vue. En établissant un lien étroit entre la forme logique et l'engagement ontologique, il nous force à admettre qu'en tirant les inférences suivantes:

(1) Britney a perdu sa viginité.
Donc, Britney a perdu quelque chose.

et

On peut faire des pâes à la Bolognese.
(2) On peut faire des pâtes à la Carbonara.
On peut faire des pâtes à la Cinque P.
Donc, il y a au moins trois manière de faire des pâtes.

nous obligent à reconnaître la virginité de Britney et les trois manières de faire des pâtes comme entités.5

Le critère est aussi susceptible d'être trivialisé. En formulant le critère, Quine utilise souvent des expressions modales:

"a theory is committed to those and only those entities to which the bound variables of the theory must be capable of referring in order that the affirmation made in the theory be true" (Quine 1948, 13-14, je souligne);
"...entities of a given sort are assumed by a theory if and only if some of them must be counted among the values of the variables in order that the statements affirmed in the theory be true" (Quine 1953b, 103, je souligne, cf. aussi 108);
"To show that some given object is required in a theory, what we have to show is no more nor less than that that object is required, for the truth of the theory, to be among the values over which the bound variables range." (Quine 1969a, 94, je souligne)

Cependant, le langage ordinaire ne permet pas de fixer une seule intérprétation de nos phrases:

"English general and singular terms, identity, quantification, and the whole bag of ontological tricks may be correlated with elements of the native language in any of various mutually incompatible ways, each compatible with all possible linguistic data, and none preferable to another save as favored by a rationalization of the native language that is simple and natural to us." (Quine 1957, 4-5)

C'est le phénomène de l'indétermination de la traduction: nous pouvons interpréter une langue inconnue (c'est-à-dire, dans le passage de Quine ci-dessus, 'the native language') de plusieurs façons (à l'aide de différents 'manuels de traduction') de sorte que, indépendamment de la manière utilisée, chaque traduction soit compatible avec tout ce que nous savons sur l'usage de la langue inconnue et sur le comportement non-linguistique de ses utilisateurs; et que néanmoins, les traductions soient incompatibles entre elles: elles traduisent différemment les mêmes phrases. Par ailleurs, nous n'avons pas d'autre moyen de choisir la traduction que nous considérerons comme 'la bonne traduction' que de prendre celle qui est la plus simple ou naturelle par rapport à notre langue.

Considérons cette thèse un peu plus en détail.



L'indétermination de la traduction

La thèse de l'inscrutabilité de la référence de (Quine 1960, chapitre 2) dit qu'un interprète qui traduit des termes singuliers d'une langue inconnue en préservant leurs conditions de vérité (c'est-à-dire de sorte que la traduction ait la même valeur de vérité que la phrase qu'elle traduit) aura toujours plusieurs intérprétations incompatibles à sa disposition et aucune raison de considérer l'une plutôt qu'une autre comme "correcte". Ces interpretations seront incompatibles dans le sens qu'elles attribueront différents référents aux mêmes mots, traduisant "Gavagai!" par exemple par "voici un lapin", "voici une instanciation de lapinité", "voici un événement de lapination" ou "voici une partie temporelle de lapin" respectivement. Pour justifier la prémisse selon laquelle aucune des interprétations est préférable aux autres, Quine se base

  1. soit sur le behaviourisme linguistique, selon lequel seul le comportement des utilisateurs d'un mot peut fixer sa signification;
  2. soit sur sa conception quasi-behaviouriste de la signification comme "stimulus meaning": la signification d'un mot n'est pas une entité abstraite comme le voulait Frege (ce que Quine critique sous l'étiquette "le mythe du musée", où les mots sont des étiquettes pour des contenus accrochés aux murs comme des tableaux), mais l'ensemble des dispositions aux comportements verbaux pour toutes les stimulations sensibles possibles.

Puisque la référence est inscrutable, plusieurs attributions de référents à tous les mots d'un langage peuvent être indiscernables:

"...la totalité infinie des phrases du langage d'un des locuteurs peut être permutée sur elle-même ou mise en correspondance surjective avec elle-même, de telle manière que (a) la totalité des dispositions du locuteur à réagir verbalement en disant telle ou telle chose reste inchangée et que cependant (b) l'appariement ne soit plus une corrélation entre phrases équivalentes, en aucune acception plausible, si lâche soit-elle, du mot "équivalence". Des phrases sans nombres peuvent diverger rigoureusement de leurs corrélats respectifs, et cependant les divergences peuvent s'annuler systématiquement les unes les autres, de manière à préserver intégralement la structure des associations entre phrases les unes avec les autres et avec les stimulations non verbales." (Quine 1977a, 58)

Quine illustre sa thèse de l'indétermination de la traduction avec une expérience de pensée mettant en scène une situation de traduction radicale, une traduction entre deux langues qui appartiennent à deux cultures complètement séparées, où l'attribution de significations aux expressions de l'autre langue ne peut se baser que sur ses connexions avec l'expérience telles qu'elles apparaissent accessibles à un observateur. Dans une telle situation, dit Quine, la traduction est indéterminée: divers manuels de traduction existent, incompatibles entre eux et compatibles avec toutes les données, c'est-à-dire le comportement linguistique et non linguistique des locuteurs, ainsi que toutes les données perceptives disponibles pour le traducteur (cf. le ch. 9 de Casalegno (1997) pour un exposé synthétique).

Il s'agit d'une indétermination de la traduction et non uniquement d'une sous-détermination de la théorie par l'évidence.6 Dans le cas de la traduction, il n'y a rien par rapport à quoi nous pouvons être correct ou incorrect, il n'y a pas de "fact of the matter":

"...the only entities we are justified in assuming are those that are appealed to in the simplest theory that accounts for all the evidence. These entities and their properties and interrelations are all there is to the world, and all there is to be right or wrong about. In translation we are not describing a further realm of reality, we are just correlating two comprehensive language/theories concerning all there is. This is, I think, the reason for the difference between theory of nature and translation and thereby for indeterminacy of translation." (Føllesdal 1973, 295)

Nous pouvons déterminer la référence seulement à partir d'une 'théorie d'arrière-plan' et seulement dans un autre langage, que nous devons prendre pour interprété et partagé - ce n'est qu'en prenant l'interprétation de nos mots pour acquis ("at face value") que nous pouvons éviter la question "si "gavagai" est vrai des lapins, en quel sens de "lapin"?". L'idée d'une attribution absolue de significations ou de références, d'une correlation directe entre mots et choses est donc dénuée de sens: nous ne pouvons déterminer l'engagement ontologique d'une théorie que relativement à une langue et à une théorie d'arrière-plan:

"Ce qui a un sens, c'est de dire comment une théorie des objets est interprétable ou réinterprétable dans une autre et point de vouloir dire ce que sont les objets d'une théorie, absolument parlant." (Quine 1969b, 63)

C'est la thèse de la relativité ontologique (à une théorie-langage), qui affirme de l?Ä? ontologie qu'elle est toujours relative à une certaine théorie (Quine 1977b).7

Non seulement nous pouvons formaliser le langage ordinaire de diverses manières incompatibles entre elles, mais la formalisation elle-même peut être interprétée de plusieurs façons. On peut clairement le montrer grâce à l'argument dit 'modèle-théorique' (ou 'provenant de la théorie des modèles') de Putnam (1977) (1978) (1980) (1981) qui en tirait des conclusions anti-réalistes.8 Voici une version compacte de cet argument:

"Pick a model for [a theory] T1, M. Relative to the interpretation of 'reference' for L that yields M, T1 must come out true. How could it not then be true? This interpretation must meet all operational (and theoretical) constraints on reference because T1 is ideal. There can be no further constraints that would rule out M as the "intended" model. So, T1 is true in any "intended" model and so must be true. The idea that T1 might be false is unintelligible." (Devitt 1983, 297-298)

Putnam a recours à une preuve dans la théorie des modèles : avec une théorie T consistante qui nécessite un univers de cardinalité c (avec c objets) donnée et n'importe quel autre ensemble sM de la même cardinalité c donné, il existe M, un modèle (une intérpretation) de T dont l'univers est sM. Puisque M et le 'modèle visé'9 sont dans une correspondance bijective, l'intérpretation de T dans le modèle visé peut être étendue à une interprétation de T dans M. Sous cette correspondance entre le langage de la théorie et sM, la théorie est vraie de M - peu importe ce qu'est son univers sM!

Il nous faut donc des conditions supplémentaires pour obtenir une interprétation adéquate. Putnam prend en considération un recours à la théorie causale de la référence, mais il affirme que cela ne reviendrait qu'à ajouter 'plus de théorie' à T (Putnam 1978, 126) et ne nous aiderait donc pas, à moins que (le mot) "référence" ne soit pas collé à une relation particulière avec de la colle métaphysique ("glued to one definite relation with metaphysical glue") (Putnam 1980, 477). Je pense, avec Lewis, que les réalistes devraient rejeter la réponse du type 'just more theory' et affirmer qu'il existe une 'colle métaphysique':

"...realists typically hold that not only are there objectively existing entities (both observable and unobservable) in the world, but also that these entities bear to one another certain objective relations. And according to this latter view the world must be represented not simply as a set, but as a set together with a class of relations among the members of that set. To describe the world is to describe the entities (or kinds of entities) in it and their relations to one another." (Merrill 1980, 72)
"Constraint C is to be imposed by accepting C-theory, according to Putnam. But C-theory is just more theory, more grist for the mill; and more theory will go the way of all theory. To which I reply: C is not to be imposed just by accepting C-theory. That is a misunderstanding of what C is. The constraint is not that an intended interpretation must somehow make our account of C come out true. The constraint is that an intended interpretation must conform to C itself." (Lewis(1984), 62)

Ce qui veut dire que le critère d'engagement ontologique de Quine en soi ne peut pas nous éclairer sur les engagements ontologiques d'une théorie. A sa place, nous sommes amenés à accepter un "inégalitarisme objectif de classifications" (Lewis(1984), 67):

"Among all the countless things and classes that there are, most are miscellaneous, gerrymandered, ill-demarcated. Only an elite minority are carved at the joints, so that their boundaries are established by objective sameness and difference in nature. Only these elite things and classes are eligible to serve as referents." (Lewis(1984), 65)

En d'autres termes, nous rejetons la thèse de Putnam, Davidson et Quine selon laquelle, l'interprétation des mots dépend de nous seuls et nous acceptons l'existence d'aimants à référence ("reference magnets"): que "ce lapin" réfère à ce lapin n'est pas dû à notre capacité d'individuer un seul référent possible (puisque nous n'avons pas cette capacité), mais au fait que le monde même privilégie ce référent à tous les autres référents possibles.



La quantification de deuxième ordre

Bien que la clarification des critères d'engagement ontologique ait été appréciée, Quine a été fortement critiqué pour s'être limité à la logique de première ordre. Pourquoi ne devrions-nous pas également accepter l'existence de propriétés, étant donné l'argument suivant?

  1. Il existe, dans le langage naturel et dans les théories scientifiques, un grand nombre d'énoncés qui parlent de propriétés.
  2. Il est naturel de formaliser ces énoncés en utilisant des quantificateurs de deuxième ordre. Il semble être que c'est le seul moyen de rendre valide des inférences que nous acceptons et qui utilisent ces énoncés.
  3. Dans la mesure où nous avons raison de croire à l'existence des particuliers sur lesquels nous quantifions, nous avons raison de croire à l'existence de propriétés.

Comment formaliser, par exemple, la phrase suivante?

(Res)  Le rouge ressemble plus au jaune qu'au vert.

(Res) ne veut pas dire, par exemple, que toute chose rouge est plus similaire à n'importe quelle chose jaune qu'à n'importe quelle chose verte - il est parfaitement compatible avec la vérité de (Res) que les choses rouges et vertes (mais pas les choses rouges et jaunes) se ressemblent beaucoup sous d'autres aspects que leurs couleurs.

Certains auteurs ont pris le fait que nous ne pouvons pas formaliser la phrase vraie (Res) sans quantifier sur les propriétés comme un argument pour leur existence, appliquant ainsi le critère d'engagement ontologique de Quine.10

Même si nous acceptons la quantification de deuxième ordre comme indiquant un engagement ontologique, il reste des asymétries importantes entre les particuliers et les propriétés. Il n'est pas clair, par exemple, qu'il est vraiment cohérent de prendre des prédicats comme représentant quelque chose (une propriété) de plus ou moins la même manière que les termes singuliers représentent des particuliers. Frege, par exemple, disait que les prédicats représentent des concepts (des fonctions, entités essentiellement insaturées) et corrélait l'insaturation des prédicats (le fait qu'ils contiennent une variable) avec l'incomplétude ontologique des concepts. Comme rien ne peut être saturé et insaturé en même temps, il a, par conséquent, soutenu que les concepts ne pouvaient pas être représentés par des termes singuliers et que donc le concept cheval n'est pas un concept (Frege 1892, 196, note 2).


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© 2007 Philipp Keller, Département de Philosophie, Université de Genève
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("Philipp Keller 2007, "Introduction à la métaphysique", cours virtuel á l'Université de Genève, chapitre 2")
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